Ce billet constitue la suite de mon article « Pourquoi je suis devenu sataniste », publié sur le blog Aigreurs Administratives.
Il a deux objectifs:
- Dissiper les éventuelles inquiétudes de certaines connaissances liées aux connotations habituelles du mot « satanisme ».
- Clarifier, comme le titre l’indique, ce que je mets derrière cette identification, et aussi, ce que je n’y mets pas.
J’ai bien conscience cependant qu’il soulèvera sans doute plus de questions qu’il n’en résoudra. Ce sera le rôle des billets futurs de ce blog de tenter d’y répondre.
Commençons par ce que je n’entends pas par le mot « satanisme », et qui lui est souvent associé:
- Je n’entends pas par « satanisme » l’adoration du Mal:
Contrairement à la plupart des religions « traditionnelles », le nom du satanisme a précédé son existence réelle. Bien avant que des personnes choisissent de se désigner elles-mêmes comme satanistes, l’idée de l’existence d’une religion antinomique à la religion chrétienne, qui adore Satan, compris comme l’origine du mal, là où celle-ci suit le Christ, compris comme le principe du bien, s’est construite peu à peu, théologiquement, politiquement et culturellement. J’y reviendrai dans de futurs articles.
Cette conception du satanisme comme d’un culte rendu au principe et/ou à la personnification du mal, bien qu’elle ne corresponde pas à l’idée que se font la plupart des satanistes de leurs croyances, est donc beaucoup plus ancienne que le satanisme à proprement parler, Elle a profondément imprégné notre culture, et les connotations les plus « évidentes » attachées au signifiant « satanisme », et est donc difficile à esquiver.
Pourtant, elle est contestée par la plupart des satanistes.
Dans la Bible Satanique, Anton LaVey, le fondateur de l’Église de Satan, la 1ère organisation sataniste durable (mais pas la première tout court), dont je ne suis pas membre, réfute la distinction entre bien et mal, et invite chaque sataniste à agir suivant ce qu’il considère comme des « instincts naturels »:
« Le Satanisme prêche pour une version modifiée de la Règle d’Or. Notre interprétation de cette règle est; « Agissez envers les autres comme vous aimeriez qu’ils agissent envers vous », et qu’en retour ils vous traitent mal, il va à l’encontre de la nature humaine de continuer à les traiter avec des égards. Vous devriez agir envers les autres comme vous aimeriez qu’ils agissent envers vous, mais si votre politesse n’est pas payée en retour, traitez-les avec le courroux qu’ils méritent ». (Bible Satanique p.70, Camion Noir 2006, trad. S.Raizer).
Le Temple Satanique, organisation dont je suis membre, prend le contre-pied de cette revendication naturalisante et darwiniste sociale de l’égoïsme bien compris, et place l’empathie et la lutte pour plus de justice sociale (« Activism as worship » Jex Blackmore) au coeur de sa conception de l’identité sataniste.
Son FAQ indique:
« Le Temple Satanique s’en tient à la prémisse élémentaire suivant laquelle la souffrance indue est mauvaise, et la diminution de la souffrance bonne. Nous ne croyons pas en un « mal » symbolique. Nous adoptons le blasphème comme une manifestation légitime d’indépendance personnelle contre des normes traditionnelles contre-productives. »
En ce qui me concerne, je ne fais pas mienne une conception naturaliste et essentialiste de la morale fondée sur de supposés « instincts », et je rejette le darwinisme social. Je crois par contre en une morale contextuelle et individualiste dont je reconnais qu’elle est tout sauf évidente et dénuée de difficultés, et que l’un des enjeux de ce blog sera de développer et de défendre.
2. Je n’entends pas par « satanisme » le culte d’une entité surnaturelle et personnifiée:
[ Lee Banks, le fondateur de l’Église du Satanisme Rationnel, explique que le satanisme n’est pas synonyme de culte rendu à Satan]
Les néophytes sur ce sujet sont toujours surpris d’apprendre que les satanistes se distinguent entre satanistes athées et théistes, et que les premiers sont plutôt majoritaires.
Concernant les seconds, je n’ai ni mépris ni méfiance ni aversion particulière à leur encontre (de manière générale en tout cas: certains groupes ou courants sont nettement moins sympathiques que d’autres). Peu d’entre eux, à ma connaissance, adorent le diable au sens où il est défini par les chrétiens ou les musulmans (et en l’existence duquel je n’ai jamais cru pur ma part), et la plupart des organisations satanistes théistes que j’ai vues semblaient plus proches de croyances néo-païennes.
Parce que, quand j’étais catholique, j’ai longtemps été porté dans mon existence quotidienne par des expériences spirituelles (prières, retraites, sacrements, relectures de vie etc.), j’ai même une sympathie de principe assez marquée pour les satanistes théistes. Mais pour les raisons que j’évoquais dans mon billet « Pourquoi je suis devenu sataniste » sur Aigreurs administratives, j’éprouve désormais à l’encontre de ce type d’expériences une profonde méfiance et une appréhension qu’il ne m’est pas possible actuellement de lever.
Je suis donc dans le camp « sataniste athée »: non pas que je sois athée au sens strict. J’ai trop pris, toute ma vie passée, l’habitude de croire en « quelque chose » pour le devenir, et me considère plutôt comme agnostique. Mais je considère Satan comme une forme de symbole ou d’archétype de la liberté individuelle et/ou de la marge ou de l’Autre des normes sociales communément admise (un Autre qui peut d’ailleurs être bénéfique ou destructeur suivant les cas: il ne s’agit pas d’idéaliser toute forme de revendication individuelle ou de marginalité).
Ce qui soulève un problème immédiat, que je considère pour ma part fécond mais qui perturbe un certain nombre d’observateurs extérieurs: le satanisme dans sa forme majoritaire est une religion athée. J’y reviendrai plus bas.
3. Je ne crois ni en l’existence d’un complot sataniste de grande ampleur, ni aux abus rituels sataniques, ni aux possessions démoniaques:
Concernant le « complot sataniste », disons qu’il contredit tout ce que je connais du satanisme et des satanistes, et que je veux des preuves factuelles, qui semblent aussi évanescentes que l’assurance des promoteurs de cette thèse est inébranlable. Pour prendre une tarte à la crème de ce genre de théories en exemple, je connais bien sûr le nom de Michael A. Aquino, ancien officier de l’armée américaine, ancien bras-droit de LaVey au sein de l’Église de Satan, et fondateur du Temple de Set. Je sais que de nombreux conspirationnistes le décrivent comme un haut responsable de la NSA, impliqué dans le projet de manipulation mentale MK-ULTRA, ainsi que dans le scandale pédophile du Presidio. Sauf que quand on regarde de plus vrai, le dit scandale manquait tellement de toute forme de preuve matérielle qu’Aquino n’a même pas été inculpé; malgré les tentatives d’une partie de sa hiérarchie de relancer l’affaire (lire son livre sur le sujet, qui n’est certes que sa version, avec toutes les réserves que cela doit impliquer, mais qui comporte en annexe des centaines de pages de sources primaires, dont de très nombreux documents officiels) , et que s’il est vrai qu’il était spécialiste des psy-ops, et qu’il a écrit sur le sujet un livre, MindWar, qui me semble, de mon point de vue certes de béotien, aussi contestable éthiquement que complètement utopiste, il n’a jamais rien eu à voir avec le projet MK-ULTRA, qui fut de toute manière et de toute évidence un échec. Il a également des positions clairement complaisantes et révisionnistes sur le nazisme qui sont bien sûr très condamnables, et si son influence sur l’histoire du satanisme est réelle, il n’est en rien un modèle pour moi, bien au contraire. Mais son histoire personnelle ne prouve l’existence d’aucun complot sataniste. Et pour reprendre à mon compte le « rasoir d’Hitchens »; « tout ce qui peut être affirmé sans preuves peut être rejeté sans preuves ».
[Aquino fait face, dans un débat télévisé, à un « ex-sataniste » auto-proclamé]
Je sais également que l’on voit apparaitre régulièrement des témoignages apocalyptiques d' »ex-satanistes », qui ne comportent généralement aucun fait vérifiable, et sont tout aussi régulièrement réfutés. J’ai évoqué deux d’entre eux en détail dans un billet sur un autre blog.
Je ne crois pas non plus aux abus rituels sataniques, dont la rumeur a suscité une vague de panique aux États-Unis dans les années 1980-90. La plupart des témoignages qui les fondent sont contestables. Les théories et techniques psychothérapeutiques qui paraissaient les étayer sont contestables (et ont été vigoureusement contestés). En 1992, l’agent du FBI chargé du dossier, après de nombreuses années d’enquête, a conclu à leur probable non existence. Et de nombreuses erreurs judiciaires provoquée par cette panique satanique sont aujourd’hui avérées. J’ai parlé plus en détail de cette question dans un billet sur mon ancien blog, et j’y reviendrai dans de futurs articles. Pour approfondir, vous pouvez lire Satan’s Silence, Ritual Abuse and the Making of a Modern American Witch Hunt (IUniverse, 2001), par Debbie Nathan et Michael Snedeker, pour commencer.
Enfin, j’ai lu de nombreux livres et entretiens sur ou par des exorcistes catholiques, et je ne suis convaincu ni par l’adéquation de leur formation, ni par leur expertise supposée, ni par leurs arguments, ni par leurs témoignages, ni même par la neutralité idéologique de leur regain d’influence au sein de l’Église catholique. Là encore, j’y reviendrai dans un futur billet.
Ceci posé, je peux donc définir ce qu’est pour moi le satanisme:
- Le satanisme est une religion, avec une communauté de symboles, de pratiques et de croyances et une histoire commune:
Je ne suis pas un inconditionnel de la Bible Satanique, mais je me retrouve un peu dans le texte suivant, référence confuse et obscure à la « psychiatrie » mise à part:
« C’est une chose d’accepter une notion d’un point de vue intellectuel, mais l’accepter émotionnellement est une toute autre affaire. Ce que précisément la psychiatrie ne peut assouvir, c’est le besoin inhérent à l’homme de vivre ses émotions au travers de dogmes. L’homme a besoin de cérémonies et de rituels, de fantasmes et d’enchantements. La psychiatrie, en dépit de tout le bien qu’elle a fait, a dépouillé l’homme du merveilleux et des fantasmes que lui procurait la religion par le passé.
Le Satanisme, comprenant les besoins actuels de l’homme, comble le grand vide terme entre la religion et la psychiatrie. La philosophie Satanique amalgame les principes fondamentaux de la psychologie et des dogmes, de la transcendance émotionnelle bonne et honnête. Cela fournit à l’homme les fantasmes dont il a tant besoin. Il n’y a rien de mal au sujet des dogmes, tant qu’ils ne sont pas basés sur des idées ou des actions allant à l’encontre de la nature humaine ». (op.cit., p. 73-74)
Et quelques lignes plus bas:
« Oui, les temps ont changé. Mais pas l’homme. Les bases du Satanisme ont toujours existé. La seule nouveauté est l’organisation formelle d’une religion basée sur les traits universels de l’homme » (id., p. 75)
De son côté, le Temple Satanique écrit dans son FAQ:
« Si vous ne croyez pas au surnaturel, en quoi le Temple Satanique est-il une religion ?
L’idée que la religion appartient aux surnaturalistes est ignorante, arriérée et insultante. La construction d’un Satan métaphorique n’est pas plus arbitraire à nos yeux que les croyances profondes que nous défendons. Sommes-nous censés croire que ceux qui se soumettent à une divinité surnaturelle éthérée sont plus sincères dans leurs croyances que nous ? Sommes-nous censés concéder que seuls les superstitieux sont les dépositaires légitimes des exemptions et privilèges liés à la religion ? En fait, le satanisme nous apporte tout ce qu’une religion devrait apporter, sans l’attachement compulsif à des objets de foi intenables. Il nous apporte un cadre de symbolisme et de pratiques religieuses – le sentiment d’une identité, d’une culture, d’une communauté et de valeurs partagées. »
La satanisme athée dissocie donc les aspects formels et matériels de la religion (les rituels, en groupe ou solitaires, la symbolique, la dimension institutionnelle et collective, la dimension doctrinale ou « dogmatique ») de ce qui leur est généralement considéré comme indissociable; la croyance en et la relation avec une ou plusieurs entités surnaturelles. Il reconnait les effets psychologiques bénéfiques de la pratique religieuse: la satisfaction émotionnelle, le sentiment d’appartenance, la communauté de valeurs, mais les coupe de ce qui dans la plupart des religions est supposé être leur cause et leur condition, nécessaire et suffisante: la relation au surnaturel.
[les trois rituels de la Bible Satanique, compassion, luxure et destruction, accomplis publiquement par différents membres de l’Église de Satan le 6 juin 2006]
Ce qui m’amène à la question des rituels.
LaVey, qui conçoit, comme nous venons de le voir, la religion sataniste comme l’unité réussie entre le doute rationnel et la « bonne et honnête transcendance émotionnelle » (le « fantasme », dans sa perspective influencée par une certaine psychanalyse freudienne), conçoit le rituel comme une cérémonie, dans un lieu donné et avec un formalisme et une symbolique donnés, où le premier s’efface pour céder toute la place, provisoirement, à la seconde: une « chambre de décompression intellectuelle », selon sa terminologie propre:
« Même dans un rituel totalement personnalisé, toutefois, les invocations préliminaires doivent avoir lieu avant les fantasmes intimes (sic). (…)
Le début et la fin du rituel agissent comme des éléments dogmatiques, anti-intellectuels, dont le but est de dissocier les activités et les cadres de référence du monde extérieur à la chambre du rituel, où toute la volonté doit être concentrée. (…)
La « chambre de décompression intellectuelle » du temple satanique doit être considéré comme une école d’entrainement où l’on apprend l’ignorance temporaire, comme le sont TOUS les services religieux! La différence est que le sataniste SAIT qu’il s’adonne à une forme d’ignorance contrôlée dans le but d’augmenter sa volonté, alors que ce n’est le cas pour aucun autre disciple, quelle que soit sa religion » (op cit p. 164).
Cette conception du rituel comme « décompression intellectuelle » est directement reprise par l’Église du Satanisme Rationnel, comme indiqué sur son site:
« La doctrine du Satanisme Rationnel peut être divisée en plusieurs concepts uniques propres à cette organisation. Le concept angulaire de cette philosophie est ce que nous appelons la pensée 90% 10%. La fraction 90% correspond au pragmatisme naturel qui prévaut et représente la manière de vivre des satanistes rationnels, et la fraction 10% est ce qui est mise à part à des fins de rituels et pour des actions qui n’ont pas d’applications pratiques dans la fraction 90% de notre vie quotidienne.C’est seulement durant la décompression intellectuelle, lors de la mise en oeuvre de psychodrames personnels ou en groupe, que des actions correspondant à la fraction 10% trouveront un intérêt. C’est un point essentiel pour le sataniste rationnel: l’imaginaire est indissociable de la réalité vécue, mais nous utilisons les deux à notre avantage personnel, en confinant l’imaginaire qui correspond à la fraction 10% dans la chambre de rituel. Cela permet des expérimentations de nature plus métaphysique, si c’est quelque chose qui vous apporte une gratification personnelle, mais le sataniste rationnel comprend leur caractère complètement imaginaire, et ne tombe pas dans le piège de les considérer comme réelles et de vivre un mensonge. »
Le co-fondateur et porte-parole du Temple Satanique, Lucien Greaves, a écrit à propos plus spécifiquement, à propos du rituel de la Messe Noire:
« De nos jours, la Messe Noire, quand elle est célébrée, est une re-signification de la mythologie en une déclaration d’indépendance personnelle de la part de ses participants. c’est un acte de libération de préceptes superstitieux, oppressifs et étouffants, qui leur ont souvent été transmis dans leur jeunesse. C’est généralement quelque chose que les gens se sentent motivés à accomplir lors des étapes initiales de leur venue au satanisme, parce qu’ils se sentent rendus plus forts par le fait qu’ils peuvent se livrer au blasphème – à ces actes symboliques interdits- sans conséquences.
L’ironie ultime survient quand des catholiques condamnent la Messe Noire comme un « discours de haine » dirigé contre eux. La Messe Noire a pour origine un discours de haine catholique, aujourd’hui resignifié pour exprimer les valeurs affirmatives des satanistes » (Letters to Satan, « What is a Black Mass? »)
Cette reprise et re-signification des structures et des formes religieuses, au service d’une vision du monde athée, n’est donc pas qu’une simple parodie ou une imitation vide de sens. Le rituel et la symbolique sataniste ont pour fonction d’exprimer une rupture avec l’éventuel héritage religieux antérieur, et celui qui est de toute manière contenu dans notre culture actuelle, afin de permettre au sataniste néophyte d’affirmer avec plus d’aisance et de conviction sa propre vision du monde et son propre système éthique, comme nous le verrons dans la partie suivante.
Le kierkegaardien que je fus perçoit pleinement l’ironie de jouer la carte du formalisme religieux contre celle de la foi, mais dans le silence de l’âme et la perspective du néant, le pouvoir d’inspiration et de transformation personnelle de la mise en scène d’une fiction religieuse (pas seulement au sens où la religion est fiction, mais aussi à celui où la fiction a une fonction religieuse: j’y reviens plus bas), pour autant qu’elle est assumée comme telle, me parait, sinon correspondre à une fonction universelle, du moins à un besoin profondément ancré en moi à cette étape de ma vie individuelle. Du coup, je me suis prêté au jeu et ai construit mon propre autel (cf. la photo en début de billet) même si je l’utilise rarement et ai encore du mal à « rentrer » dans les psychodrames (pour l’instant j’utilise surtout le rituel de compassion de la Bible Satanique).
2. Le satanisme est une religion transgressive:
[Jex Blackmore, directrice du chapitre de Détroit du Temple Satanique, à propos du satanisme féministe comme activisme]
Parvenus à ce point de ce billet, beaucoup de lecteurs se permettent sans doute, cependant, d’objecter, en leur fort interne, que ce choix de m’identifier comme sataniste ne peut se limiter à la revendication d’une religion athée et humaniste. Il reste ce choix de ma part de m’identifier, jusque dans mon pseudonyme sur ce blog, à l’Adversaire, l’Accusateur, l’Ennemi par excellence tel qu’il est défini et combattu depuis des siècles et des siècles par les plus grands théologiens et saints chrétiens: Satan.
Se dire sataniste, en ce sens, revient à intégrer une part essentielle de transgression et de critique dans sa démarche religieuse.
Selon Lucien Greaves, dans un entretien accordé au site Haute Macabre:
« Ceux d’entre nous qui ont été accablés depuis l’enfance par des dogmes issus de traditions archaïques, particulièrement à l’époque de la panique satanique,se sont fait inculquer une aversion irrationnelle et une peur de « l’autre », le satanique.Briser cette barrière, défier une programmation culturelle si profondément enfouie, embrasser les symboles, le récit et le statut d’outsider de l’Adversaire peut être une expérience personnelle suprêmement libératrice, pas seulement incidemment divorcée de la superstition, mais emblématique de, et essentielle à la rupture avec la superstition. Que nous l’interprétions littéralement ou pas, l’arrière-plan mythologique par lequel nous contextualisons notre ancrage existentiel est profondément important dans nos vies. Je sens que les théistes sont subjugués par leurs mythes, alors que nous sommes rendus plus forts par les nôtres. Les satanistes littéraires de l’époque révolutionnaire l’avaient compris, et leur pouvoir de changer le monde en altérant sa structure mythologique culturelle ne leur a certainement pas échappé. On peut lire un bel exposé de cette idée dans la Défense de la Poésie de Shelley. En expliquant ceci, je ne peux qu’espérer que certaines personnes comprendront que, malgré la perception usuelle, le satanisme est (ou peut être) profondément enrichissant personnellement, et qu’il n’est pas simplement une tactique destinée à choquer et à attirer l’attention des observateurs extérieurs. »
L’un des meilleurs spécialistes universitaires actuels du satanisme, Jesper Aagard Petersen a distingué dans son article « »Smite him hip and thigh »: Satanism, violence and transgression », de manière analogue, entre deux types de transgressions à l’oeuvre dans le satanisme: la transgression de (transgression from) qui caractérise le satanisme « réactif », c’est-à-dire le satanisme purement provocateur et délinquant qui caractérise les actes de jeunes qui vont épisodiquement profaner des tombes ou brûler des églises (exemple archétypique: les groupes de black metal du début des années 1990 en Norvège) qui transgressent les normes dominantes tout en confirmant le cadre et les présupposés, en imitant le mal tel que défini par les églises chrétiennes, par exemple, sans remettre en cause véritablement leur vision du monde. Et la transgression en vue de (trangression to), qui caractérise les organisations satanistes plus mûres et réfléchies, qu’elles soient rationalistes ou ésotéristes, qui n’est pas une fin en soi, mais est destinée à briser les cadres inculqués par les normes culturelles dominantes pour permettre à l’auteur de la transgression de s’en libérer pour définir et construire avec plus de force et d’assurance sa propre vision du monde et sa propre éthique.
Pour LaVey, d’une manière pas nécessairement originale mais qui se démarque très fortement du cliché du sataniste « adorateur du mal », la démarche transgressive qui caractérise le sataniste ne consiste pas à prendre le contre-pied systématique de la norme dominante, mais à définir son propre chemin, une « troisième voie », au delà des alternatives fermées établies:
« L’essence du satanisme réside dans les réponses et les solutions évoquées par la TROISIEME VOIE (…).
Il y a invariablement une troisième voie qui passe inaperçue dans tout débat et tout enjeu, de l’avortement à la législation sur les armes à feu. La troisième voie peut être le délire de théories du complots, ou elle peut être la conclusion plus logique et la plus simple, et pourtant délibérément laissée de côté ». Paroles de Satan!, « La troisième voie: une alternative inconfortable »
Il insiste dans un autre article, « Non conformisme: la plus grande arme du satanisme » (dans Les Carnets du Diable) sur l’importance pour le sataniste de créer « son propre monde » et de ne pas se contenter de vivre dans celui des autres:
« Un individualiste doit toujours vivre dans son propre monde, et non dans celui créé par les standards d’autres personnes. (…)
L’essence même du satanisme est décrite par sa désignation sémantique: l’Autre. Une personne qui accepte confortablement les diktats de la culture populaire peut éprouver de la sympathie ou même de l’enthousiasme envers le satanisme, mais elle ne peut pas être appelée sataniste. Un vrai sataniste, même en secret, doit être responsable d’une réaction et d’un changement. »
C’est en ce sens que je comprends la transgression propre à l’identification sataniste, et que je la pratique, ou que j’essaie: comme un rejet des oppositions figées et comme une exploration des marges. Bien sûr, il y aura toujours des gens qui reconduiront le satanisme de la « transgression en vue de » à la « transgression de », y compris certains satanistes qui raillent le satanisme « softcore » et qui se considèrent comme l’élite véritable car ils se disent prêts à commettre des actes criminels ou à adhérer à des organisations politiques extrémistes. Qu’ils soient plus méchants que moi, c’est certain (et je ne me gênerai pas pour les dénoncer s’y je les croise IRL). Que leur transgression soit plus créatrice de valeurs ou la preuve d’une volonté plus libre, je le conteste. Qu’ils me considèrent comme un sataniste de seconde zone : cela m’indiffère et je leur retourne le compliment.
J’aurai sans doute l’occasion d’y revenir dans un billet futur
3. Le satanisme est une religion de l’individu:
[Ben Dean, de l’Église du Satanisme Rationnel, explique pourquoi celle-ci rejette la distinction entre chemins de la voie gauche et de la voie droite]
« Hail Satan ! Hail Thyself ! » ont coutume de dire les satanistes.
Comme indiqué dans la partie précédente, la finalité du satanisme athée n’est pas de faire entrer le sataniste en relation avec une ou des entités surnaturelles, ou de le sauver, ou de lui faire expérimenter une transcendance quelconque, mais de le rendre acteur de sa propre vie et de l’aider à crééer « son propre monde (Lavey et l’Église de Satan), construire « son propre système » (Lee Banks et l’Église du Satanisme Rationnel), voire provoquer des changements sociaux constructifs et durables (Lucien Greaves et le Temple Satanique: objectif que je reprends à mon compte mais qui est contesté par les deux autres organisations).
Il s’agit donc d’une religion centrée sur l’individu et qui se veut à son service, et qui considère Satan comme le symbole ou l’archétype de celui-ci.
J’ai bien conscience que personne ne vit hors tous rapports sociaux et toute influence culturelle. Et que vu sous cet angle, l’alternative « mon propre monde » / les standards d’autres personnes peut apparaitre comme une illusion.
La tension qui affleure ici est à mon avis l’une des clés de la vive hostilité actuelle entre le Temple Satanique et les différentes églises laveyenne, le premier revendiquant sa politisation comme l’essence même de son activité satanique, et y voyant la preuve de sa pertinence pour notre époque, les secondes mettant l’accent sur la transformation personnelle de l’individu contre celle collective du tout, et fustigeant l’activisme du Temple Satanique comme purement sensationnaliste et vide de toute véritable dimension satanique. Le premier met au centre de son identité religieuse la politisation. Les secondes la dépolitisation, en tant qu’organisations en tout cas (leurs membres peuvent avoir, et ont souvent, un engagement politique).
Sur ce sujet, vous pouvez lire cet article, par trois universitaires.
Ici s’opposent deux conceptions de la religion de l’individu: la première qui le considère indissociable du tout qu’est la société, et qui politise donc la valorisation du premier en luttant pour plus de liberté individuelle, plus de justice sociale et pour une meilleure reconnaissance des minorités et des cultures alternatives. La seconde, hégémonique avant 2013, dissocie radicalement l’individu du tout, et défend un égoïsme rationnel élitiste anti-égalitariste, voire une forme de stratification sociale et de conservatisme destinée à protéger l' »alien elite » (et évidemment toutes sortes de nuances existent entre les deux).
Je me situe dans la première conception, ce qui explique mon adhésion au Temple Satanique. Mais je suis également attaché à l’individualisme éthique et à l’idée d’être le constructeur de sa propre vie et de ses propres normes (constructeur ne voulant pas dire qu’il n’y a pas de réalité extérieur à prendre en compte ni de conséquences à assumer. LaVey, pour égoïste qu’était sa doctrine, insistait beaucoup sur la responsabilité individuelle). Raison pour laquelle je suis membre de l’Église,résolument laveyenne, du Satanisme Rationnel:
« Le fondement essentiel de la philosophie du satanisme rationnel est d’être l’une des plus adaptables qui soit. Beaucoup d’auteurs satanistes s’affairent créer et à écrire leur philosophie sous la forme d’un guide qui explique « comment faire ». Ils posent leurs idées personnelles sur le papier, mais même cela manque d’adaptabilité. Ce dont le satanisme a besoin, c’est d’un outil, une position philosophique créée totalement pour être au service de l’interprétation individuelle. Pour que la communauté satanique soit unie elle a besoin d’une manière de pensée qui change suivat le paradigme de chaque individu et qui permette une évolution naturelle. Et c’est ce que le satanisme rationnel apporte avec succès sur la table. » (Lee Banks, Futureproof Adaptability, 2015, p. 22)
Dernier point, j’insiste sur le fait que tel que je le comprends, le satanisme n’est pas pour autant un relativisme. Chaque sataniste que j’ai pu rencontrer à sa conception de la vérité et de l’erreur, du bien et du mal, et lute pour défendre ce qu’il croit vrai et bon. Simplement, le satanisme, en tant que religion, confie à chaque sataniste la liberté, et la responsabilité, de répondre lui-même à ces questions. Et d’assumer le cas échéant les conséquences de ses actes.
Voilà, c’est tout pour ce billet une fois de plus fort long, mais très général et allusif. J’essaierai de préciser davantage ce qui doit l’être dans de futurs textes.
Mon pauvre, pauvre ami, tu vas te sentir con, en Enfer, avec ton petit discours bien rôdé sur les beautés du satanisme philosophique.
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Quand j’entends ce genre de calembredaines (j’y ai eu encore droit la semaine dernière, puisque je me déclare ouvertement sataniste théiste), je réponds à la personne concernée (dont vous) : « Tant mieux, je préfère aller en Enfer plutôt que de passer l’éternité au Ciel avec toi ! » 😈 Non mais sérieux, passer l’éternité au Paradis avec Jean-Paul II, Benoît XVI, Christine Boutin et Philippe de Villiers ? Plutôt nager dans des lacs de feu avec Belzébuth et Lucifer ! 😈
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…à première vue, vous avez donc choisi une religion au discours et aux explications encore plus absconses et confuses que toutes les autres… ?
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Le catholicisme ? Oui mais ça c’était avant. Vous aussi arriverez à en guérir, j’en suis sûr !
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