Dans un billet que je trouve par ailleurs pertinent sur le fond, le Père Royannais, prêtre catholique du diocèse de Lyon, invite les chrétiens à « cramer les baguettes magiques »:

 Comme ce serait bien d’avoir une baguette magique. Comme ce serait bien d’avoir un président de la République qui puisse faire les réformes nécessaires pour une société plus juste et respectée. Mais les hommes ou les femmes providentiels, tout comme les baguettes magiques, cela n’existe pas.

Qu’enfant, l’on rêve à changer les choses en un miracle, je le comprends. On a raison, il n’est pas admissible qu’il y ait du mal, et le supprimer est tellement nécessaire. Mais quand les adultes votent pour un soi-disant candidat qui, lui, va changer les choses radicalement, là, on est dans le mensonge, pire, on porte le mensonge au pouvoir.

Je crois comprendre et approuver ce que cherche à dire l’auteur sur son Eglise. Mon intention n’est donc pas de polémiquer avec lui.

Je rebondis juste sur l’association « magie »/rêves »/ »enfance », et leur opposition aux « vrais » miracles, qu’il implique et semble trouver aller de soi.

La conception de la magie comme pensée infantile amenée à être dépassée à l’âge adulte évoque l’influente interprétation de cette dernière donnée par l’anthropologue James Frazer (1854-1941) dans sa somme Le Rameau d’Or (1890-1915).

Suivant l’historien de la magie Owen Davies:

« [Frazer] laid out a clear three-stage of model of human intellectual development from magic, to religion, to science. All society would eventually progress through these three stages.(…) Magic preceded religion, he argued. Religion, which he defined as « a belief in powers higher than man and an attempt to propitiate or please them », was generally opoosed to magic with its assumption of human control. Religion grew from a realisation of the failure of magic. » (Magic: A Very Short Introduction, OUP 2012)

Cette conception évolutionniste de la magie soulève plusieurs problèmes:

  • Elle est issue d’un contexte colonial et ethnocentré. En Europe, la magie a été condamnée par la religion et discréditée par la science, quoiqu’elle continue à être lue et pratiquée, jusqu’à nos propres jours. Dans la majorité des pays non occidentaux et des colonies du XIXème siècle, elle est socialement beaucoup mieux acceptée, et pleinement intégrée à la vie sociale et religieuse de tous les jours. Représenter la magie comme stade infantile de la pensée humaine va de pair avec l’idée que les peuples non occidentaux et leurs croyances relèvent d’une forme de civilisation « primitive » et d’une « enfance » de l’humanité. C’est une interprétation raciste des croyances et des pratiques magiques.

Dans les termes du magicien du chaos Phil Hine:

A key theme underlying Frazer’s writing is that all « savage peoples » are pretty much the same. His impetus for writing The Golden Bough was to document savage people’s beliefs before they all died out in the triumphant march of civilisation. Much of nineteenth-century anthropology is pragmatically oriented towards the concerns of colonial administrators-the people who need to understand the quaint beliefs of the primitive folk they are in charge of to manage (and civilize) them more effectively. For Frazer and his colleagues, such as his mentor Tylor, the notion of sympathetically engaging with the conceptual framework of a different culture-one where people believed in magic, spirits, etc.- was quite alien, and to them, an impossibility. (Phil Hine’s Varieties: Chaos and Beyond, « Must We Love the Golden Bough? », Falcon Press 2019)

  • Cette représentation est scientifiquement obsolète et fondée sur des généralisations abusives, contredites par les enquêtes de terrain. Par exemple:

« La première prescription méthodologique d’Evans-Pritchard consiste alors à identifier les pratiques qui entrent sous un même vocable indigène avant de les désigner comme magiques, pour être en mesure ensuite d’indiquer quel est l’écart différentiel entre nos représentations du magique et celle de l’indigène. Ainsi les Azandé introduisent une distinction inconnue de nous. Il différencient les actes de sorcellerie, qui résultent d’une substance produite par le corps et transmise par héritage biologique, des pratiques volontaires et conscientes qui visent à introduire le mal. Cette différence, anodine en apparence, avec laquelle Evans-Pritchard fut vite confronté lorsqu’il commença à étudier les croyances zandé, rompt avec un présupposé implicite de l’anthropologie pré-scientifique. Ce que montre les croyances des Azandé, c’est que la sorcellerie ne se réduit pas à la thématique de la toute-puissance des désirs ou de la volonté dans laquelle une tradition anthropologique avait voulu l’enfermer en s’enfermant elle-même dans le piège de la fausse universalité des catégories. […]

Loin d’être incohérente, la doctrine zandé est d’une grande subtilité. Les Azandé sont convaincus de l’indéniable existence de la sorcellerie en raison de la présence d’une substance produite par le corps humain, substance qu’une autopsie peut révéler de manière irréfragable. La sorcellerie n’est pas, du moins d’après le sens que nous attribuons à ce mot, une croyance mais un fait. Toutefois les représentations zandé introduisent un espace de jeu et d’incertitude en déplaçant la problématique du biologique vers le social dans le but manifeste de contenir la violence. (Pascal Sanchez, La Rationalité des Croyances Magiques, p. 225-228, Droz 2007-2017)

Derrière l’aplatissement sémantique opéré par la fausse transparence et universalité du mot « magie » se cache une très grande diversité de croyances et de pratiques, souvent fort complexes et élaborées. Et ce dans l’Occident contemporain aussi bien qu’en d’autres lieux et/ou époques.

Quelques exemples issus de la magie cérémonielle contemporaine et ses épigones:

  • Crowley et le thélémisme: la magie comme élucidation de la Volonté du mage, qui transcende ses désisrs particuliers, et dissolution de l’ego dans l’ineffable d’une modalité d’être plus vaste. Crowley condamne sous le nom de « frères noirs » les magiciens qui donnent la priorité à leurs désirs.
  • LaVey et la chambre de décompression spirituelle: la magie comme suspension provisoire du scepticisme à des fins quasi psychanalytique, sans se laisser tromper par son caractère mythique.
  • Peter J. Caroll et la magie du chaos: la magie comme méthode de manifestation de l’absurde de l’existence:

Dans la Chaos Magic, les croyances ne sont pas perçues comme une fin en soi, mais comme des outils permettant l’accomplissement des désirs. Pour le réaliser pleinement, il faut accepter cette terrible liberté: « Rien n’est vrai et Tout est permis », ce qui signifie que tout est possible et qu’il n’existe aucune certitude; les conséquences de ce principe peuvent s’avérer monstrueuses, et le rire est peut-être la seule défense contre cette idée qu’l n’existe même pas de réalité en tant que telle. extrait du Liber Kaos, 1992, de Peter J. Carroll, Soror D. S. et S. Freeman, Chaos Compendium, Camion Noir 2010)

  • Starhawk et la wicca écoféministe: la magie comme manifestation collective et rituelle du « pouvoir du dedans ».
  • Le « Left Hand Path »: la magie comme instrument d’individuation et affirmation de l' »univers subjectif » du magicien et de son « intelligence isolée », suivant la terminologie d’Aquino, sur l' »univers objectif ».

Aucun de ces courants, pourtant récents et issus d’un tronc commun relativement restreint, ne se confond avec l’autre, et tous proposent une finalité qui dépasse largement la satisfaction infantile des désirs immédiats conscients et qui transforme, ou vise à transformer l’individu en plus que la somme de ces derniers.

De manière analogue aux exégètes chrétiens qui lisent les évangiles « en synopse » pour mettre en évidence, à partir de différences en apparence de détail dans des récits presque identiques, des intentions théologiques différentes, il est extrêmement intéressant de comparer les variations d’un rituel, par exemple, aussi banal que le bannissement mineur du pentagramme, chez différents magiciens célèbres, variations qui révèlent parfois des conceptions profondément différentes de la magie et de la signification qui lui est attribuée.

Ironiquement, à la suite de Crowley qui a tenté de s’appuyer sur l’oeuvre de Frazer pour construire une magie scientifique, beaucoup de magiciens ont été influencés et fascinés par ce dernier, au grand agacement de Hine dans le texte cité:

Yet, at the same time, I’d argue that this is precisely what makes Frazer’s work attractive to Pagans and Occultists, and that a great deal of occult writing is distinctively Frazerian in style (…). Frazer is often criticized as being an « armchair anthropologist »_writing from the lofty position of an ivory tower, disengaged from having to deal with actual, living people. It strikes me that a lot of occult writing (in which I include my own work) uses a similar strategy, making sweeping generalizations (…) from the panoptic of « occult truth ». (…) It’s easy to detach Frazer’s « data » from his own views and treat it as self-evident evidence for one’s own argument. (op. cit.)

Une autre stratégie courante pour discréditer la magie est de suggérer qu’elle serait dangereuse politiquement. L’attrait pour l’irrationnel qu’elle présupposerait ferait le lit des extrémistes et de la violence. Certes, il existe, par exemple, plusieurs courants et organisations d’extrême-droite fortement influencées par l’ésotérisme et la magie. Et, plus profondément, la magie occidentale contemporaine a en grande partie été influencée et rendue possible par le romantisme, qui est aussi l’une des sources des nationalismes autoritaires du XXème siècle. Pour autant, de même que si la forme monarchique du catholicisme et la formulation dogmatique de sa doctrine peut favoriser et favorise des expressions conservatrices, de nombreux catholiques dérogent à cette tendance et contribuent à le transformer et le nuancer, les discours politiques et idéologies présentent au sein de l’occultisme contemporain semblent beaucoup plus divers et hétérogènes que ce que ces prémices suggèrent.

Ce billet n’est qu’une ébauche qui sera approfondie par des analyses plus détaillées dans de futurs articles. Il se veut essentiellement une invitation à la curiosité et une sensibilisation à la complexité et à la diversité des croyances magiques. Plutôt que de céder aux facilités de la généralisation surplombante à la manière de Frazer, il propose de partir des pratiques et des discours réellement existants pour construire une vue d’ensemble, à une dialectique ascendante plutôt que descendante, suivant l’appel ci-dessous de Phil Hine, lancé aux occultistes contemporains, mais qui vaut à mon sens aussi pour les sceptiques:

« So then, are we still enthralled by the dazzling patterns of light displayed on the monolith, or can we-whilst aknowledging its influence-look past it towards the dizzying complexities of the world around us? Do we celebrate difference and diversity or blot them out in favour of finding safety in superficial comparison ? It’s too easy to be dismissive of Frazer, but equally, it’s too easy to continually recycle him ». (idem).