Le site Catholicism News Agency vient de republier un billet de 2015 qui porte sur les rapports entre diverses familles chrétiennes et Halloween, avec en regard l’expertise d’un prêtre exorciste.

Dans ce billet, plusieurs mères catholiques disent laisser leurs enfants fêter Halloween, témoignent avoir longtemps trouver cette fête amusante, et l’une d’elles affirme même « comprendre » que « certaines personnes » puissent se déguiser en sorcières. Pourtant, elles expriment leur inquiétude face à des déguisements de plus en plus démoniaques: Freddy Krueger, ou encore « un loup démoniaque aux yeux luisants ». L’article insiste bien sur le fait qu’il s’agit pas de condamner Halloween en bloc mais de témoigner d’un « dilemme » des mères catholiques,tiraillées entre les abus de « certains catholiques », et une certaine imagerie qui leur semble de plus en plus effrayante. L’article rappelle les origines incertaines d’Halloween, forme « baptisée » du festival païen Samhain selon certains historiens, issu du folklore chrétien selon d’autres. L’exorciste américain sollicité va dans le sens des origines chrétiennes d’Halloween, juge que beaucoup de déguisements sont acceptables « même » ceux de fantômes à partir de drap troués au niveau des yeux, estime que le danger réside dans les costumes d’aspect démoniaque ou terrifiant, et rappelle les condamnations catholiques de la magie et de la sorcellerie, et propose, plutôt que d’interdire Halloween, d’en faire l’occasion d’un enseignement chrétien. En conclusion et de manière rassurante pour les amateurs de cette fête, met en garde contre la tentation « fondamentaliste », qui ne peut que se faire « au détriment de la foi ».

Nul doute que le ton nuancé de ce billet a été et sera accueilli favorablement par un certain nombre de chrétiens d’ouvertures, ou par d’autres personnes qui apprécient Halloween mais craignent ses références à l’occulture. Du temps de mes années Inner Light, j’en aurai sans doute fait moi-même une recension très positive.

Pourtant, il raisonne de manière plus inquiétante avec les analyses d’un petit livre que j’ai lu hier, écrit par deux universitaires italiens, intitulé La croisade « anti-genre » : du Vatican aux manifs pour tous (Sara Garbagnoli et Massimo Prearo, Textuel, 2017). Ce livre, qui retrace la mobilisation catholique contre le féminisme et les mouvements LGBT puis les études de genre, décrit la stratégie discursive du Vatican de la sorte:

« La rhétorique « anti-genre » du Vatican se caractérise par l’agencement de deux dispositifs complémentaires : une reformulation euphémisée de sa théorie de l’ordre sexué et sexuel et une diabolisation des théories adverses » (p. 30).

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L’euphémisation, initiée sous le pontificat de Pie XII, mais qui trouve sa révolution interne et sa formulation définitive sous celui de Jean-Paul II, se manifeste notamment par une reformulation progressive du différentialisme sexuel affirmé par l’Eglise: de « l’ordre hiérarchique de la famille » et de la « naturelle soumission » des femmes aux homme des encycliques Rerum Novarum (1891) et Casti Connubi (1930) à « une dignité semblable et une mission complémentaire » (Message aux femmes, 1945) et enfin la promotion du « génie anthroplogique de la femme » (Lettre aux femmes, 1995).  On passe de l’affirmation explicite d’une inégalité entre les sexes à celle de « leur complémentarité », qui gomme la hiérarchisation explicite tout en maintenant la « différence », puis à la célébration d’une forme de supériorité féminine, qui, curieuse coïncidence, ressemble de très près au rôle de « soumission » qui lui était prescrit un siècle avant. Cette euphémisation permet à la hiérarchie et aux associations militantes catholiques de laïciser son répertoire et de lui donner des inflexions rhétoriques progressistes, sans pour autant en changer essentiellement le fond, s’exprimant ainsi sous le couvert de « l’anthropologie », de « l’écologie », du « vrai féminisme » etc. La diabolisation simplifie et amalgame les différentes écoles des études de genre et leurs analyses sous des syntagmes vagues, mouvants et faussement univoques tels que « théorie du genre », « idéologie du genre » etc. Ce qui leur permet à la fois de dicter les termes du débat public par une formulation suffisamment générale et simple pour accrocher davantage l’intérêt des media que le corpus universitaire spécialisé, et de délégitimer es études de genre en suggérant qu’il ne s’agit pas d’un champ de recherche à part entière, pluriel et auto-arbitré au moyen d’évaluations contradictoires entre pairs, mais d’un système totalisant et arbitraire à entrée unique. Avec une efficacité aussi redoutable que son analyse est lacunaire, l’Eglise catholique parvient ainsi à suggérer que son idéologie est fondée sur un bon sens scientifique, et que le consensus universitaire actuel sur l’identité sexuée et sur l’orientation sexuelle est idéologique.

Ce double agencement rhétorique se retrouve un peu dans le billet que je mets en cause :

Euphémisation: Nous voyons des mères modernes modernes affirmer leur attachement aux aspects familiaux d’Halloween. Rien cependant qui ne se distingue trop de l’enseignement catholique: au travers des quelques aspects positifs trouvés à cette fête, ce sont l’importance du bien-être familial et de la célébration catholique de la Toussaint qui rejaillissent. Les femmes, en tant que mères, en tant qu’éducatrices, sont mises à contribution pour leur expertise, mais celle-ci est essentiellement fondée sur le ressenti: Halloween c’est sympa, sauf quand l’imagerie devient trop terrifiante et démoniaque. Célébration et en même temps limitation du rôle de la femme dans l’Eglise. La force d’analyse et de proposition vient essentiellement d’un homme, prêtre et exorciste : les limites entre les déguisements acceptables et ceux qui ne le sont pas, le rappel de l’interdiction des pratiques occultes, et la proposition d’une rechristianisation d’Halloween. Ce qui permet de rappeler l’air de rien la différence des sexes, l’autorité sacramentelle et d’enseignant du prêtre, et, au travers de la figure de l’exorciste, le rôle central de l’Eglise dans la lutte contre le « mal ».

Diabolisation : dans le détail, l’ouverture affichée à la pratique du déguisement se cantonne à des figures très classiques et neutres (les cow boys, Cendrillon, même les fantômes) et laisse largement intacte la défiance de l’Eglise envers l’occulte et ses manifestations réelles ou apparentes dans la culture populaire fantastique. Ainsi, on « peut comprendre » que « certaines personnes » se déguisent en sorcières, mais se grimer en Freddy, le tueur d’enfants vedette d’une célèbre série de films d’horreur, par exemple, semble d’un tout autre niveau. Pourtant, plusieurs condamnations catholiques des sorcières à la Renaissance les décrivent comme des tueuses de bébés. Au fond, il s’agit moins d’une évolution que d’une réactualisation des mêmes peurs en fonction en fonction des changements culturels et sociaux. La fonction d’exorciste, tombée en désuétude à mesure que la sécularisation de l’Europe, à partir du 18ème siècle, s’est développée, revalorisée à partir du réarmement idéologique du christianisme d’identité dans les années 1970, sert ici de caution à la mise en garde contre un monde liminal, peuplé de forces occultes et d’esprits mauvais, trop facilement conjurés par l’imprudence humaine, des sorciers ou même des simples curieux, et contre lequel l’Eglise fait à la fois figure de phare et de bouclier: diminuez l’influence sociale et intellectuelle de celle-ci, et ce monde liminal gagnera inéluctablement du terrain. De même que l’Eglise est la garante de la « cellule de base de la société » (doctrine sociale de l’Eglise), qu’est la famille selon elle, elle est le rempart nécessaire et suffisant contre les forces surnaturelles, littéralement diaboliques, qui menacent constamment l’humanité.

En ce sens, il existe une certaine forme de mise en oeuvre d’un discours « conciliant, mais » qui est symptomatique d’une stratégie d’ensemble du catholicisme d’identité, qui vise à installer l’idée que l’Eglise est le socle social, intellectuel et politique incontournable d’une société unie, apaisée et féconde. Ainsi, un blogueur particulièrement proche de la Conférence des Evêques de France n’hésite pas à présenter un billet dirigé contre l’expansion de la stratégie féministe de promotion de l’écriture inclusive comme un plaidoyer pour les libertés individuels contre les visées totalitaires de Microsoft.

Je garde bien sûr à l’esprit, malgré ma propre identité religieuse sataniste, que l’Eglise catholique, malgré sa structure très hiérarchisée et le contrôle de cette dernière sur la « doctrine », est traversée de courants idéologiques et sociaux très divers et parfois contradictoires, et que les discours d’ouvertures peuvent parfois, et même assez souvent, correspondre à un désir tout à fait sincère d’ouverture. Je crois au passage que les personnes citées dans l’article, quoique semble-t-il pas forcément « progressistes », sont sincères, quoique très ambigües et idéologisées dans leur discours. Et de manière plus positive, deux jésuites américains viennent de mener pour un journal catholique américain un entretien tout à fait intéressant sur Halloween. Et je connais personnellement de nombreux catholiques, dont plusieurs lecteurs de ce blog, tout à fait conscient de la progression du catholicisme d’identité que je dénonce ici, et très mobilisé contre lui. Il reste que l’Eglise catholique ne cesse d' »ouvrir », au moins rhétoriquement, son discours et de l’adapter aux attendus médiatiques et intellectuels de notre société actuelle, mais que la frange identitaire en son sein ne semble pourtant cesser de progresser en termes de visibilité et de moyens humains et politiques, avec la bénédiction d’une bonne partie de sa hiérarchie, malgré un pape très relativement « ouvert » (combien de temps encore restera-t-il en poste?). Ce qui m’incline à penser que les aspects « stratégiques » de certains discours d’ouverture (sur certains sites beaucoup plus que sur d’autres) l’emportent souvent sur une démarche sincère. Si le rapport de force à moyen ou long terme se renverse, tant mieux. D’ici là, l’ancien catholique et désormais sataniste que je suis  inscrit, parmi d’autres choses, dans sa pratique religieuse (« Activism as worship » Jex Blackmore) la lutte intellectuelle et politique contre la stratégie d’expansion de ce catholicisme d’identité.

Joyeux Halloween !