Je voudrais traiter aujourd’hui de la pratique de l’invocation des démons dans l’ésotérisme occidental (pas seulement le satanisme). Je conclurai par quelques remarques sur la perception chrétienne du phénomène.
Mais le principal sujet des lignes ci-dessous est la divergence contemporaine entre deux approches de cette pratique : la goétie issue de la magie cérémonielle et de la tradition des grimoires, et la démonolâtrie.
Même si elle précède très vraisemblablement l’existence de la seconde (j’avoue être très sceptique envers les revendications générationnelles / traditionnelles de sa principale représentante), la citation suivante extraite de The Black Arts : 50th anniversary edition (tarcherperigee 2017) de Richard Cavendish me paraît illustrer de manière éloquente leur désaccord principal :
There are two streams of magical tradition about the Devil and his angels. In one tradition the Devil is the magician’s god, as in witchcraft, and his favor is won by worshipping him and doing his will. In the other, the demons are evil intelligences which have great power but which can be dominated by a magician who is sufficiently strong and daring. Demons are subdued by the force of the magician’s will in rituals of blood and sacrifice, perfumes, symbols and curses. These operations are said to be extremely dangerous. (Op. Cit. P. 8)
Ci-dessous, pour un aperçu beaucoup plus nuancé et contemporain, un débat entre la sataniste théiste et démonolâtre Viv (@Continuousd3ath sur Twitter) et le magicien cérémoniel Vik ( @SolomonicMagic sur Twitter) modéré par la magicienne cérémonielle thélémite (la religion fondée par Aleister Crowley) Georgina Rose ( @Daatdarling sur Twitter):
Le dit désaccord réside dans le fait que les démonolâtres insistent sur un rapport respectueux aux démons dans une relation mutuellement bénéfique, souvent mais sans nécessairement les vénérer ou les considérer comme leurs dieux, alors que les magiciens cérémoniaux utilisent la contrainte dans leurs rituels, sans toujours considérer les démons comme mauvais, et très rarement de de nos jours à partir de sacrifices sanglants, si ce n’est leur propre sang, pratique qui existe également dans la démonolâtrie.
I) Goétie et magie cérémonielle :
1) La tradition des grimoires :
La goétie, dont la pratique a été remise au goût du jour à la fin du XIXème siècle, provient de la tradition des grimoires. Plus précisément, elle a été redécouverte par des auteurs qui gravitait autour de l’Ordre de la Golden Dawn, tels que son co-fondateur Samuel Liddell MacGregor Mathers, qui a effectué un important travail de traduction et de diffusion de divers grimoires font l’ancienneté va du bas moyen-âge à l’époque moderne, dont la Grande Clé de Salomon, consacrée à la théurgie, et la Petite clé de Salomon ou Lemegeton (compilés probablementau milieu du XVIIème siècle), qui contient l’Ars Goetia qui énumère et décrit brièvement 72 démons et leurs sceaux respectifs, et la manière de les invoquer, son disciple puis ennemi Aleister Crowley, qui a publié (1904) une version refondue et augmentée de la traduction de Mathers qui demeure la plus accessible aujourd’hui, ou encore, de façon beaucoup plus critique, le catholique Arthur Edward Waite dans Le Livre de la Magie Noire et des Pactes (1910), lui-même descendu en flammes par Crowley dans sa propre version de la Goétie. C’est essentiellement du Lemegeton que dérive la « magie salomanique » dont Vik se réclame.
Il ne s’agit pas du seul grimoire consacré à l’invocation, ou plutôt l’évocation des démons, qui soit parvenus jusqu’à nous. Même s’ils sont une infime minorité parmi les grimoires, même magiques, qui nous sont connus,on peut ainsi citer le Grimorium Verum (1517 selon son auteur, mais plus vraisemblablement la fin du XVIII ème siècle), le Grand Grimoire ou Dragon Rouge (1522 selon son auteur mais plus vraisemblablement XIXème siècle) ou encore le Grimoire du Pape Honorius ( XVIIème ou XVIIIème siècle donc pas vraiment écrit par le pape Honorius, qui vécu au XIIème siècle).
Y compris parmi les satanistes, comme Orlee Stewart dans la vidéo ci dessous, beaucoup privilégient La Goetia du Lemegeton comme une méthode « éprouvée » par les siècles, non sans paradoxes comme nous allons le voir.
2) Magie cérémonielle :
La magie cérémonielle contemporaine est un sous-genre de l’occultisme, apparu vers la 1ère moitié du XIXème siècle. Les individus et groupes qui s’en réclamaient alors, des textes très théoriques d’Éliphas Lévi à la mise en œuvre pratique par la Golden Dawn puis Aleister Crowley puis ses nombreux héritiers au tournant des deux siècles, se proposaient d’une part de faire re-découvrir les grands auteurs ayant écrit sur la magie à la Renaissance, tels que John Dee, Agrippa, Trithème etc. , et leurs secrets supposés, et d’autre part d’opérer via la magie une synthèse entre science et religion. Ils se réclamaient assez souvent de filiations occultes directes, telles que la Rose-Croix.
La magie cérémonielle était et reste toujours très syncrétique, et rassemble des éléments issus de la Kabbale, de la magie énochéenne, de l’astrologie, de la symbolique du tarot, de la goétie, de la franc-maçonnerie, de la spiritualité extrême-orientale, des innovations de la science de son temps, de la mythologie égyptienne, voire, à partir de la seconde moitié du XXème siècle, d’œuvres de fiction telles que celle de Lovecraft.
Les individus et groupes qui se réclament de la magie cérémonielle, contrairement aux cunning men des campagnes d’autrefois, sont souvent issus d’une relative élite intellectuelle et sociale.
Contrairement à ce que pourrait laisser entendre le lamentable usage contemporain du syntagme « pensée magique » pour décrire de façon générique des superstitions, des sophismes, de la propagande etc. « magie » est un mot particulièrement difficile à définir, qui regroupe d’ailleurs des pratiques et des systèmes de pensée très hétérogènes et souvent très élaborés (ce qui n’est pas synonyme de « vrais », hein).
Outre la lecture de la vidéo ci-dessous, je recommande le livre Magic: a very short introduction d’Owen Davies (OUP, 2012) pour une première initiation à la complexité du terme.
Par exemple Crowley définit la magie comme « la science et l’art de causer des changements conformément à la Volonté ». C’est une définition possible mais pas la seule. Je rappelle au passage que pour Crowley, la Volonté n’est pas la volonté individuelle consciente, mais une sorte de telos subconscient ultime propre à chaque individu, le but de la magie étant de l’amener à la conscience et de le réaliser, d’où le « V » majuscule.
3) Goétie aujourd’hui :
Dans la vidéo ci-dessus, qui s’appuie principalement sur la lecture et sa pratique du Lemegeton, Daatdarling énumère plusieurs caractéristiques importantes de la goétie :
- Les démons sont regroupés en hiérarchies (rois, ducs etc.).
- Même les rois sont inférieurs en puissance aux hiérarchies angéliques, elles-mêmes inférieures à Dieu.
- C’est donc en invoquant le nom de Dieu et des anges que le magicien va contraindre le démon évoqué à lui obéir.
- Les démons n’ont pas d’agentivité morale. Il n’est donc pas condamnable de forcer leur volonté (point de désaccord majeur avec les démonolâtres).
- L’importance de la purification physique et morale préalable de l’opérateur.
- L’importance d’un cercle de protection.
Goetic Spirits are not the master of the magician but his servant.(Lon Milo Duquette, Aleister Crowley’s Illustrated Goetia, Falcon Publications, 2010)
On peut s’étonner de l’importance de la purification et des prières et invocations chrétiennes dans une démarche que certains seraient tentés de qualifier de magie noire.
Arthur Edward Waite, dans son ouvrage de 1910 Le Livre de la Magie Noire et des Pactes ( Chronos Arenam, 2021,trad. Claire Casimiri), faisait l’observation suivante (je ne partage pas son mépris manifeste du sujet) :
Il est toutefois certain qu’à première vue, le fait que la magie noire fasse également appel à des observance religieuses et qu’elle exige des conditions similaires, tant intérieures qu’extérieures, de la part de ceux qui entreprennent ces opérations, apparaît comme une anomalie des plus étranges. Il ne s’agit pas, comme nous le supposons généralement, d’un christianisme « à rebours » ou d’une religion opposée à celle d’Israël. Il ne s’agit pas non plus de la profanation intentionnelle des rituels et des observances religieuses. Il est question de quelque chose de moins scandaleux, mais de logiquement plus insensé. Si la magie noire a recours à tel rituel ou à telle observance », ce n’est pas pour offenser Dieu dans l’intérêt du diabolisme, mais pour puiser en haut la puissance et la vertu qui lui permettront de mieux maîtriser les mauvais esprits, et ce que l’objectif de l’opérateur soit par ailleurs licite ou non. (P.150)
Les magiciens distinguent souvent entre l’invocation, où l’on s’en remet à l’esprit invoqué, et l’évocation, où on l’ordonne. Ici, il s’agit manifestement d’évocation.
Pour conclure sur la goétie, ci- dessous un exemple de rituel complet selon le Lemegeton. Notez les paroles chrétiennes, de la part de deux opérateurs qui se définissent par ailleurs comme satanistes.
II) Démonolâtrie :
1) Stéphanie Connolly et la hiérarchie Dukante
A ma connaissance, les premiers textes publiés se réclamant de la démonolâtrie sont l’œuvre de Stephanie Connolly, également autrice de romans sous divers pseudonymes, tels qu’Audrey Brice.
Ses textes fondateurs sont The Modern Demonolatry, téléchargeable gratuitement et légalement en suivant le lien, et surtout The Complete Book of Demonolatry.
Connolly ne se présente pas comme l’inventrice de la démonolâtrie, mais soutient au contraire transmettre le savoir et le savoir-faire multi-générationnel d’une tradition de lignées familiales de démonolâtres, tels que les Dukante, les Delaney et les Purswell, par exemple.
Un certain Richard Dukante (1931-1985) semble, toujours selon Connolly, aurait joué un rôle majeur dans l’histoire de la démonolâtrie en rédigeant en 1963 la première hiérarchie démoniaque propre à la démonolâtrie, ou hiérarchie Dukante. Il aurait trouvé un rituel qui lui aurait permis d’accéder aux plans d’existence démoniaque et de rencontrer et décrire physiquement de nombreux démons. En 1968, il aurait fondé avec d’autres démonolâtres traditionnels une guilde de démonolâtrie.
J’avoue être personnellement assez sceptique, et concernant l’existence de générations de démonolâtres avant les années 1990, et concernant l’existence de Richard Dukante. Pour être très franc, je soupçonne Connolly, comme de nombreux occultistes avant elle, dont les auteurs des grimoires mentionnés plus haut, d’avoir créé la démonolâtrie dans son ensemble et de lui avoir inventé une tradition pour la légitimer par rapport aux autres courants ésotériques. En effet:
- Aucun texte publié par des démonolâtres n’existe à ma connaissance avant ceux de Connolly.
- Les quelques textes, préfaces ou livres, signés Dukante ou Purswell ont un style et un contenu tellement proches de ceux de Connolly qu’ont peut se demander si elle en est l’autrice.
- Les préoccupations et le contenu doctrinal de la démonolâtrie apparaissent très contemporains.
Cela dit:
- Selon Connolly, Richard Dukante a fréquenté Aleister Crowley en 1945, deux ans avant la mort de ce dernier. Or, Crowley tenait à jour quotidiennement un journal intime détaillé. Si Richard Dukante a réellement existé, un chercheur/une chercheuse a donc les moyens de le vérifier.
- Quand bien même Connolly serait la véritable créatrice de la démonolâtrie, elle aurait un peu fait comme tout le monde : non seulement les grimoires susmentionnés, mais aussi par exemple les évangiles canoniques chrétiens ou les textes attribués à Denys l’aréopagite n’ont pas été écrits par les auteurs dont ils portent le nom. Cela ne suffit pas à obérer leur intérêt.
Nettement plus gênante, mais sans rapport avec la démonolâtrie, est sa prise de position complaisante dans l’affaire E.A. Koetting/ Danyal Hussein.
2) Qu’est-ce que la démonolâtrie ?
A propos de la distinction invocation/évocation tout d’abord, Connolly écrit dans The Modern Book of Demonolatry :
Invocation– The act of calling on (a higher power) for assistance, support, or inspiration.
CM’s [ceremonial magicians] say this is the internal, but by definition this would technically be external because the actual definition suggests a power outside the self. However, since we are each a part of the divine and all that I see where they get their « internal » definition. Invocation is what we Demonolators do.
We do not evoke Demons under any circumstance.
Evocation– The act of summoning (like you might a servant or subordinate) an entity (implied: against its will. Also implied: Demons are servants.)
CM’s say this is the external, but by definition the implication of evoke is both internal and external and suggests something the magician creates from or evokes from himself or forces from another source.
NOTE: Demonolators find evocation VERY disrespectful.
En effet, loin de considérer les démons comme des serviteurs dénués d’agentivité morale, Connolly les définit comme des « êtres remplis de sagesse » et note que la plupart sont d’anciennes divinités païennes.
Modern Demonolatry is a polytheistic or pantheistic religion […] in which Demonic entities are worshipped and worked with as wise divinities. Each Demon is the wellspring of a single energy source. These energies can be defined as universal elements, emotions or ideas. The most common pantheons of Gods used are Demonic–from Christian mythologies about diabolical being, which were formerly the Gods of pre-Christians pagan religions. However, Roman, Greek, Egyptians and other pantheons have been used. […]
In worshipping Demons, Demonolaters mean that they respect them and hold them in high regard as teachers and friends. They are not evil, but rather, are benign. Some Demonolators believe that Demons are symply energy sources, while other believe they are actual entities. […] Traditional Demonolators reject Christian mythology about Satan, Demons, heaven or hell […]. (Idem)
En effet, contrairement aux chrétiens et aux magiciens cérémoniels, Connolly minimise fortement les dangers éventuels de l’invocation de démons :
Remember that Demons are never « evil », though some of their lessons for you may seem harsh. […] In you find yourself constantly having bad experiences with Demons or a specific Demon, chances are you are doing something wrong, or are missing a point of the lesson they are trying to impart. (Ibid.)
3) Quelques spécificités des rituels démonolâtres:
- La prière adressée directement aux démons.
- La corde de prière à neuf nœuds (une sorte de chapelet)
- Le channeling (possession volontaire en gros)
- L’ascension auprès du démon invoqué
- Le choix, de la part de démonolâtres expérimentés, d’un démon particulier comme patron ou matronne spécifique auquel il ou elle se lié par un rituel dédié.
- L’Enn , une adresse propre à chaque démon, écrite dans une langue mystérieuse et probablement inventée, destinée à être vibrée ou chantée. Par exemple, pour Lucifer : « Renich Tasa Uberaca Biasa Icar Lucifer »(Ibid.).
III) Et qu’en disent les exorciste catholiques, dans tout ça ?
À l’écoute de la vidéo ci-dessus,on peut constater que les expériences divergent pour le moins suivant les croyances initiales, au point que sans être chercheur ni avoir moi-même le temps et les moyens, je serais intéressé par une étude ethnographique comparée des expériences des magiciens cérémoniels, des démonolâtres et des possédés qui font appel aux exorcistes avec les démons, pour travailler sur des bases un peu objectives.
Si j’avoue avoir un peu mis de l’eau dans mon vin concernant certains exorcistes qui semblent privilégier l’écoute et la démarche de soin envers des personnes en souffrance, comme les pères Gesmier ou le père Bellot, d’autres exorcistes, nombreux, comme le père Gary Thomas, feu le père Amorth ou d’ailleurs le père Duloisy, continuent â me paraître fort peu sérieux. Outre que la personne actuellement soignée pour diverses nèvroses et troubles du comportement que je suis apprécie fort peu l’association « névrosée/psychopathe » et le commentaire méprisant sur les cachets.
Conclusion :
Pour conclure, je vous invite à visionner la vidéo ci-dessous d’Angéla Puca, sans sous-entendu particulier de ma part mais parce qu’elle a eu le mérite de me faire réfléchir.