Les tentatives de définition de l’ésotérisme sont nombreuses, qu’elles viennent d’universitaires, d’ésotéristes ou d’anti-ésotéristes. Je vais partir de celle proposée par Wouter Hanegraaf, qui me parait à la fois consensuelle et utile à mon propos:

(…) the field that we now call Western esotericism may be described as the chief casualty of academic specialization after the eighteenth century. What initially sets it apart is its modern status as « rejected knowledge »: it contains precisely everything that has been considered to be the dustbin of history by Enlightenment ideologues and their intellectual heirs up to the present, because it is considered incompatible with normative concepts of religion, rationality and science. Imagined as the radical counterpart of everything educated people are expected to take seriously, the consensus among mainstream intellectuals after the eighteenth century was that this domain should better be avoided and ignored in academic discourse rather than being dignified by detailed study and analysis of its ideas and their development. ( W. Hanegraaf, Western Esotericism: a guide for the perplexed, Bloomsbury, 2013, p. 23)

Cet ensemble de « savoirs rejetés », cet Autre de la culture normative moderne et contemporaine, inclut, sans s’y limiter:

Renaissance Hermeticism, alchemy, and magic; German naturphilosophie ; the Tarot; some branches of Freemasonry; Rosicrucianism; Theosophy; spiritualism; modern occultism, Satanism, Paganism, and aspects of New Age.

[…] Although this means that Western esotericism is partly a construct, Hanegraaff asserts that the rejection was not random. On the contrary, the epistemologies ejected through the articulation of true religion, sound science, and rational philosophy share important characteristics, namely a focus on panentheism and an emphasis on intuitive, ecstatic knowledge of ultimate reality (
 gnosis) (Manon Hedenborg White and Fredrik Gregorius, « The Scythe and the Pentagram: Santa Muerte from Folk Catholicism to Occultism », 2016)

Il est important de comprendre que ce rejet nait d’un consensus entre les opinions religieuses et scientifiques dominantes L’astrologie n’est pas seulement rejetée parce que la vision du monde téléologique, influencée par l’aristotélisme et le néo-platonisme, qu’elle formule a été abandonnée par la science moderne, mais parce que le déterminisme astral qu’elle affirme, si complexe qu’il soit, est considéré comme radicalement contraire d’une conception de la liberté humaine présente tant dans le christianisme que dans la philosophie contemporaine. La pratique de la magie n’est pas seulement rejetée pour son inefficacité supposée, mais parce qu’elle est perçue comme malsaine et dangereuse, là encore dans la lignée des condamnations religieuses au fil des siècles.

Pourtant, ces savoirs rejetés persistent depuis le dix-huitième siècle, s’adaptent, évoluent, se multiplient et même gagnent en force au fil de revival périodiques. Non seulement ils apportent des réponses séduisantes aux inquiétudes soulevées par la sécularisation et le désenchantement de la société occidentale, mais, précisément du fait de leur statut d’Autre de la culture dominante, offrent une alternative à ceux qui sont insatisfaits des normes religieuses / sociales dominantes et/ou du « matérialisme » scientifique et servent de support à la formation de discours, d’oeuvres et de courants contre culturels.

Le satanisme, donc, est considéré comme un courant ésotérique.

Il est pourtant d’usage de distinguer entre le satanisme « rationaliste » d’organisations telles que l’Eglise de Satan, le Temple Satanique ou l’Ordre Global de Satan, qui considèrent Satan comme un symbole de la liberté humaine et interprètent la pratique des rituels comme apportant des bénéfices essentiellement psychologique, et celui « ésotérique » d’organisations comme le Temple de Set ou l’Ordre des Neuf Angles, qui affirment l’existence réelle d’une ou plusieurs entités surnaturelles associées à la figure de Satan, et l’efficacité de la magie:

Paradigmatic rationalist Satanism is atheistic, skeptical, materialistic, and epicurean. (…) Although ritual practices are described and an ambiguous diabolical anthropomorphism or mystical deism is present from time to time, both are interpreted as metaphorical and pragmatic intruments of self-realization. Science, philosophy and intuition are advocated as sources of authority, and productive nonconformity the highest goal of the individual.

Paradigmatic esoteric Satanism does not need to eschew science and rational thought, but is more explicitly theistically oriented and uses the esoteric traditions of Paganism, Western Esotericism, Buddhism and Hinduism, among others, to formulate a religion of self-actualization. The understanding of Satan is usually clothed in platonic or mystical terms; although often spoken of as a literal entity, it is not a god to be worshiped, but rather a being or principle to be emulated or understood. Satanism is therefore a path to enlightenment in a Left Hand Path sense of non-union with the universe or true individuality. (A. Dyrendal, J. R. Lewis, J. Aa. Petersen, The Invention of Satanism, OUP, 2016).

Une recension universitaire de ce livre apporte l’objection suivante:

Dyrendal, Lewis, and Petersen adopt “esoteric” Satanism, while Introvigne favours “occult” Satanism. I would argue that neither of these terms are particularly appropriate. This is because all forms of modern religious Satanism evidently belong under the category of “(Western) esotericism,” including LaVey’s Church of Satan, which practices forms of ceremonial magic and continues to inhabit the blurry space between accepted science and traditional Judeo-Christian religion. Moreover,
if “occultism” is defined in accordance with Wouter Hanegraaff’s conception – that it constitutes forms of esotericism seeking to “come to terms with a disenchanted world” or to “make sense of esotericism from the perspective of a disenchanted world”– then the Church of Satan is also most certainly an occultist group. Thus, using the terms “esoteric” or “occult” for only a subset ofSatanic groups, when virtually all forms of Satanism could be regarded as forms of esotericism or occultism, is intrinsically misleading. As an alternative, I would proffer “literalist” Satanism as a more apposite term for these groups, for it escapes the problems posed by the “esoteric/occult” terminology while emphasising that these groups believe in the
literal  existence of Satan (Doyle White, E., 2017. « Sympathy for the Devil: A Review of Recent Publications in the Study of Satanism. » Correspondences: An Online Journal for the Academic Study of Western Esotericism 5)

Par ailleurs, l’Eglise de Satan est née d’un cercle occultiste autour d’Anton Szandor Lavey; l’influence, certes ambigüe, d’Aleister Crowley, figure absolument majeure de l’occultisme au XXème siècle, est visible aussi bien dans la doctrine de l’Eglise de Satan que dans la structuration de ses rituels; il est courant même dans les organisations « rationalistes » que la pratique des rituels fonctionne comme un passage liminal, favorisant voire suscitant une fascination pour l’occulte voire une pratique magique pure et simple; il existe des intersections fortes entre divers courants du satanisme et des courants occultistes établis, tels le néo-paganisme, le thélémisme ou la magie du chaos, etc.

Sans vouloir délégitimer les efforts de nombreux satanistes qui cherchent à promouvoir une lecture pleinement rationaliste du satanisme, il me semble pour ma part essentiel de mettre en évidence et de défendre les liens entre satanisme religieux contemporain et ésotérisme:

  • pour des raisons historiques: sans l’ésotérisme, c’est-à-dire la survivance de savoirs rejetés et contre culturels proposant des explications alternatives à la norme sociale, scientifique et religieuse face au désenchantement du monde et à la sécularisation et l’industrialisation de la société, le satanisme tel qu’il se présente aujourd’hui n’existerait probablement pas.
  • pour des raisons stratégiques: l’ésotérisme est l’Autre d’un consensus naturalisé qui nait de la coexistence fragile des savoirs scientifiques et de la religion (encore) dominante: le christianisme. Mettre en évidence le caractère construit et contingent de ce consensus, c’est dénaturaliser et rendre visible l’hégémonie chrétienne encore présente dans les mentalités, même d’athées, et faciliter la dissémination et la prolifération de perspectives et de normes religieuses alternatives, sans bien sûr abdiquer tout esprit critique ni perdre de vue que nombre de groupes ésotériques, y compris satanistes, sont susceptibles de reproduire (et en fait certains , malheureusement, le font de manière avérée et structurelle) en leur sein des pratiques normatives excluantes et de la violence symbolique, voire de la violence tout court.