Satan, en tant que le Paraclet, dans le sens de ce qu’est le Saint Esprit, est une ineptie. Satan qui crée la vie, la détruit à nouveau; il crée l’évolution et la détruit continuellement à nouveau, Satan ne peut être un sauveur. Mais il est le Paraclet du mal, il proclame la grande loi, pécher c’est s’immerger dans quelque chose de plus grand. Il nous enseigne d’oublier les démons de la vie par la négation , par l’extase des instincts, par le délire.
Cela, et seulement cela, est Satan en tant que Paraclet:
Enivrez-vous!
Stanislaw Przybyswewski (1868-1928), écrivain et poète décadent, considéré par l’universitaire Per Faxneld comme le premier sataniste attesté stricto sensu, conclut ainsi La Synagogue de Satan (1897, Hexen Press 2020, trad. Nacht Darcane), en ces termes qui contrastent pour le moins avec ceux de tous les satanistes contemporains qui semblent voir dans notre religion une nouvelle doctrine politique émancipatrice, qu’elle soit calquée sur un rationalisme des lumières revu à la sauce néo-athée (le Temple Satanique…) ou née du remixage occultiste et jungien du néo-nazisme (l’Ordre des Neuf Angles…).
Ces organisations, chacune à leur manière, font de Satan leur Sauveur de tout ce qu’elles perçoivent comme dérives de la société actuelle. Et chacune renvoie à l’autre, plus ou moins, le soupçon d’être un christianisme inversé, qui en en reprenant de façon masquée les principes, et qui en en illustrant les pires peurs dénoncées sous le nom de « satanisme ». Chacune reprend pourtant à son compte l’idée d’une rédemption et d’une parousie religieuses, certes de manière antagoniste l’une envers l’autre.
Est-ce cependant le rôle de Satan/Lucifer (je sais que certains satanistes distinguent les deux: je ne le ferai pas ici) d’être un rédempteur et un sauveur? Ce que nous rappelle le livre de Przybyswewski, c’est que choisir de s’identifier à la figure de Satan, ce n’est pas troquer un Christ contre un autre à l’esthétique plus dark et éventuellement sans résurrection des morts, mais abandonner un idéal de perfection pour un pharmakon, à la fois remède et poison suivant les contextes et les usages:
Enivrez-vous!
L’ivresse du « vivre délicieusement » chère à nos satanistes contemporains, mais aussi celle qui mène à la cirrhose. Selon sa fiche Wikipédia, Stanislaw Przybyswewski subit une cure de désintoxication à l’alcool en 1905 et lutta contre son addiction jusqu’à sa mort.
Ce que nous rappelle cet auteur est qu’il ne suffit pas de nommer Dieu « tyran » et satan « Sauveur » pour se dire sataniste. Satan est un Dieu des marges, profondément ambigu, à la fois sauveur et destructeur; le suivre, c’est embrasser une vision absurdiste de l’existence, et non renverser paresseusement les rôles:
Supprime-moi du Livre de Vie, inscris-moi dans le Livre de Mort! Cette formule grandiose est la clé de toutes ces sectes.
id.
Ceci ne doit pas dissuader de l’action politique, surtout de nos jours. Mais ce n’est pas à la religion sataniste d’en dicter le contenu et les formes.
Il en va de même de la relation entre satanisme et science. Historiquement, celui-ci à plus à faire avec l’occultisme qu’à annexer comme sienne la science contemporaine. Crowley y est plus souvent cité que Descartes ou Kant, l’Eglise de Satan est née d’un cercle occultiste californien, et même l’Eglise du Satanisme Rationnel semble plus souvent se préoccuper de magie du chaos que de philosophie.
Comme je l’écrivais dans un billet précédent:
quand bien même le satanisme romantique peut mettre en scène Lucifer/Satan du côté des Lumières et de la science, il convient de garder à l’esprit :1) que la science de l’époque du satanisme romantique, a fortiori réinterprétée par le prisme de poètes, n’est pas exactement la même que celle défendue par l’athéisme militant contemporain, et que la grande majorité des auteurs qui ont créé ce qu’on appelle l’occultisme se revendiquaient eux-même de leur temps d’elle et pensaient ainsi fonder une science de la spiritualité, de la religion , de la magie etc., d’Eliphas Levi à Crowley. 2) comme on peut le lire dans des ouvrages universitaires tels que Triumph of the Moon de Ronald Hutton ou The Myth of Disenchantment de Jason Josephson Storm, l’essort de l’occultisme puis des courants néo-païens et satanistes ésotériques doit beaucoup plus à la défiance du rationalisme et au « parti du diable » au sens suggéré par les vers de Blake ci-dessus, formulée par un certain romantisme à la fin du XVIIème siècle et au début du XIXème qu’à une quelconque « tradition » redécouverte tardivement ou à la simple superstition. 3) Que les auteurs du satanisme romantique, présentent Lucifer, même en des termes séduisants, comme du côté de la science, n’est en ce sens pas toujours à interpréter comme une défense de cette dernière dans son sens académique actuel, mais parfois comme, me semble-t-il, une certaine ambivalence à l’encontre de son privilège épistémique, voire une critique implicite de celui-ci.
Dans les termes de Stanislaw Przybyswewski:
Ce Satan était Samyasa, le Père, le Magicien, le Mathématicien, comme tous ceux appelés à traiter avec les sciences secrètes. Il n’était accessible qu’à quelques-uns.[…]
Il n’y a qu’un seul principe dans le domaine satanique: à rebours: le renversement de toutes les valeurs sanctifiées par la loi.
Et les serviteurs de Satan- Samyasa vinrent sur terre, tandis que lui, Lucifer, le porteur de lumière, le Paraclet de l’humanité, pratiquait les arts « noirs » dans des laboratoires clos avec les magiciens.
ibid.
En ce sens, la satanisme n’est pas la nouvelle religion universelle qui réussira à sauver le monde là où ses prédécesseures ont échoué. Même le Lucifer hyper rationaliste de La Révolte des Anges d’Anatole France renonce in fine à reconquérir le Paradis. C’est une religion des marges et des marginaux, qui invite à considérer sa propre histoire et son propre dieu avec méfiance, et à y discerner soi-même continuellement le mal du bien, le remède du poison, sans s’attendre à ce que Satan nous aide particulièrement.