Le recours à l’exorcisme, qui semblait tomber en désuétude au moment du concile Vatican II, a connu un revival spectaculaire depuis la fin des années 1970, dans l’ Église catholique et ailleurs. Non seulement le retour en force du conservatisme chrétien depuis les années 1980 a donné une nouvelle vigueur au discours des exorcistes sur le mal et les aspects surnaturels allégués et à leur interprétation de la lutte spirituelle dans la foi chrétienne, non seulement les exorcistes eux-mêmes se sont organisés, ont beaucoup publié et communiqué, et ont reconquis peu à peu une influence perdue, mais la demande en exorcismes, de la part de populations très diverses, et les témoignages de possessions semble avoir cru de manière exponentielle, de telle sorte que les exorcistes se plaignent régulièrement de ne pas être assez nombreux pour y répondre.

L’objet de cette série de billets n’est ni de déterminer les causes de ce revival, ni même d’en donner la chronologie précise, même si j’en ferai un très rapide aperçu, mais de donner mon opinion, en tant qu’ancien catholique et sataniste, sur ceux que qui sont souvent perçus et présentés comme les « experts » de ma religion et de ses risques hypothétiques au sein de l’Église catholique : les exorcistes, donc, en commençant sur ce qui me parait le plus superficiel dans leur discours et leurs pratiques, pour remonter aux questions qui me paraissent les plus intéressantes.

Le premier billet portera donc sur leur discours sur le satanisme et l’occultisme. Le deuxième posera un regard critique sur l’histoire des exorcismes dans l’ Église catholique et la relecture qu’en font aujourd’hui la plupart des exorcistes, et évoquera brièvement la question des rapports parfois ténus entre exorcisme et magie. Et le troisième tentera d’aborder de front la question des possessions démoniaques, les réponses qu’y apportent les exorcistes, et les différentes interprétations satanistes de ce phénomène (du scepticisme pur et dur des satanistes athées, majoritaire, jusqu’au courant récent de la démonolâtrie, en passant par des pratiques occultistes classiques comme l’usage plus ou moins adapté du fameux rituel mineur de bannissement du pentagramme conçu par la Golden Dawn, ou la pratique de l’évocation et de l’invocation empruntée aux magiciens du chaos).

Même si j’ai essayé de me documenter de manière un peu précise, il ne s’agit ni d’une étude exhaustive ni d’un travail de spécialiste, et je présente par avance mes excuses pour les éventuelles erreurs factuelles de ce billet. Les corrections et désaccords sont bien sûr les bienvenus en commentaire.

  • Les exorcistes catholiques face au satanisme

Paradoxalement, mon constat actuel est que les exorcistes, et les théologiens qui écrivent sur ces derniers sans en être eux-mêmes (ainsi les pères Golfier et Fontelle), semblent, de manière générale, très peu s’intéresser au satanisme religieux en lui-même, et, faute de recherches approfondies et de première main, n’y connaissent à peu près rien. Dans le meilleur des cas, ils font silence sur le sujet ou se cantonnent à des généralités. Dans le pire des cas, ils le réinventent carrément à des fins théologiques et politiques plus larges.

1) Exemple typique de ce dernier cas, le livre Tactiques du Diable et Délivrances (Artège-Thielleux 2018) du Père Golfier, qui n’est pas lui-même un exorciste, mais qui a soutenu une thèse de doctorat de théologie sur la démonologie de Saint Thomas d’Aquin, dont ce pavé d’à peu près 1000 pages est une version retravaillée et enrichie.

Selon l’éditeur :

 » S’appuyant principalement sur l’oeuvre de saint Thomas d’Aquin pour examiner les problèmes des exorcistes actuels, l’étude offre une réflexion spéculative au service d’une urgence pastorale.

Sont décrits les diaboliques tactiques ordinaires (tentations) et extraordinaires (vexations, obsessions, infestations et possessions), et les liens maléfiques, en particulier la magie, le spiritisme ou les vices.

Mais le démon reste soumis à Dieu. C’est pourquoi sont détaillés également les armes pour la contre-attaque et les remèdes que saint Thomas propose, avec la Tradition de l’Eglise, contre l’Ennemi infernal. Les rôles du Christ, de la Vierge, des anges, des sacrements ou des exorcismes, mais aussi des vertus morales ou de la prière sont ainsi précisés. »

Concernant « les liens maléfiques », force est cependant de constater que le lecteur reste sur sa faim. Sur le satanisme en particulier, la bibliographie de 159 pages manque de sources primaires et d’ ouvrages universitaires de référence sur le sujet, même si on trouve quelques textes importants mais anciens (La Bible Satanique de LaVey, sa biographie par Blanche Barton, la monographie de Michael Aquino sur l’ Église de Satan, ou, au niveau des études universitaires, The Satanism Scare (Bromley, Best Richardson, Aldine Transaction, 1991)) on n’y trouve à peu près spécialistes reconnus récents (Petersen, Faxneld, Granholm, Van Luijk, Dyrendal, Lewis etc.) à l’exception d’un article d’Introvigne (mais pas son ouvrage de synthèse Enquête sur le satanisme, Dervy 1997), ni les ouvrages sur le satanisme rédigés en France par des sociologues des religions (le collectif Le Satanisme quel danger pour la société ? dir. O. Bobineau, Pygmalion, 2008) et Satan profane : portrait d’une jeunesse enténébrée (N. Walzer, Desclée de Brouwer, 2009) publiés en réaction au rapport de la Miviludes de 2008 sur le satanisme en France (ce qui est d’autant plus dommage que le P. Golfier reprend, à la page 774 de son livre, ce rapport contestable et contesté sans aucun recul critique). Par contre, on trouve plusieurs très mauvaises vulgarisations, telles que Le Retour du Diable : satanisme, exorcisme, extrême-droite (Golias, 1997) de Paul Ariès (deux exemples du niveau de documentation de ce livre : il accuse sans source (page 52) l’ Église de Satan de pratiquer des sacrifices d’animaux, qu’elle a toujours historiquement condamnés, et qui sont à plusieurs reprises dans la Bible Satanique présentés comme radicalement contraires à l’anthropologie sataniste. Et il indique que Michael Aquino, dans l’affaire du Presidio, a été acquitté à l’issue d’un « procès tumultueux » (page 53) alors qu’il n’a même pas été inculpé) et les tristement célèbres ouvrages sur le rock des pères Balducci et Regimbald.

A la lecture des quelques passages de ce livre qui portent sur le satanisme, on constate que c’est cette littérature anti-sataniste et souvent apologétique qui semble avoir emporté la conviction de l’auteur.

LaVey doit se contenter d’une note de bas de page très générale. Aucun courant sataniste au delà de cette brève référence à l’ Église de Satan n’est cité, même ceux qui pourraient servir une mise en garde contre une dangerosité hypothétique du satanisme. Ainsi, il n’est question ni d’organisations néo-nazies bien connues comme l’Ordre des neuf angles ou The Joy of Satan Ministry, ni même de la vague de crimes (dont des meurtres et des incendies d’églises) liée à l’émergence de la « seconde vague du black metal » en Norvège au début des années 1990.

Par contre, on trouve dans l’annexe 7 de son livre (pages 774-779) l’affirmation complètement fantaisiste et délirante, sans qu’aucune source ne soit mentionnée, que les groupes satanistes seraient au nombre de 10 000 en 1946 dans le monde, alors que tous les spécialistes du sujet s’accorde sur le fait que la première organisation sataniste assumée (hors une petite poignée de groupes « proto-satanistes » éphémères comme l’organisation de Maria de Naglowska, la confrérie de la flèche dorée, qui souvent gardaient une perspective plus ou moins chrétienne, en faisant de Satan un moment, certes positif, mais un moment quand même, d’un plan divin ) a été fondée en 1966, soit vingt ans plus tard, et est l’ Église de Satan. Même si, au mépris des textes et de l’histoire de ces organisations, on devait intégrer dans ce chiffre l’ensemble des organisations maçonniques et occultistes, ce chiffre apparaitrait encore largement hyperbolique.

L’auteur reprend ensuite les chiffres de la Miviludes évoqués plus haut, sans mention des vives critiques dont ils ont été l’objet à l’époque, et de leur totale absence de sources vérifiables. Il cite ensuite une estimation par le ministère de l’intérieur de profanations de sépultures dont il ne montre pas le lien avec une éventuelle idéologie sataniste.

Suit immédiatement et sans transition un paragraphe sur le succès commercial de Marylin Manson (qui a été il nommé, il est vrai et bien que le père Golfier ne le mentionne pas, « révérend » honoraire de l’ Église de Satan par LaVey, même s’il convient de ne pas trop exagérer la portée de ce geste), à la fin duquel il écrit sans rire (dans un ouvrage issu d’un travail universitaire, donc):

« Des chanteuses moins connues comme dangereuses ont des clips et des chansons régulièrement blasphématrices ou ésotériques : Lady Gaga (27 millions d’albums et 125 millions de singles vendus), Mylène Farmer (30 millions d’albums), ou Madonna (200 millions d’albums et 100 millions de singles). »

Citant ensuite une étude « pas sans défaut » de Mona Mickaël et le père Verlinde, il suggère que les romans de la série Harry Potter, « remarquablement écrits », seraient « de véritables manuels de sorcellerie ».

Cette annexe décousue et allusive s’achève par une tentative d’amalgamer aux questions évoquées plus haut les vogues de la voyance et des guérisseurs, puis par un tableau inspiré du livre d’un ancien sorcier africain converti au christianisme, qui compare les sept sacrements à sept « étapes » d’une sorcellerie qui ne correspond à aucune pratique connue en Occident.

Loin donc de chercher à décrire au plus près de leur réalité concrète, à définir et à distinguer les différents phénomènes évoqués (qu’est-ce que l’occultisme ? qu’est-ce que la magie ? La référence à celle-ci a-t-elle le même sens et la même fonction chez un guérisseur de rue, dans les textes de Marylin Manson ou les romans de J. K. Rowling, dans l’Occident déchristianisé et en Afrique ?) comme on pourrait l’attendre d’un travail universitaire, on voit que l’auteur s’attache à susciter l’anxiété du lecteur par l’accumulation et l’amalgame de phénomènes disparates mais reliés par un usage délibérément vague et allusif du signifiant « occultisme », au lieu de chercher à clarifier et définir ce dernier ou tout simplement à connaître et à comprendre (ce qui n’est pas la même chose qu’accepter).

Une autre annexe du livre du père Golfier me semble éclairer la fonction de la référence à l’occultisme dans son livre. Il s’agit de l’annexe 3 « Sorcellerie et idéologie LGBT » (pages 765-7) qui expose brièvement, à partir des exemples de la chanteuse américaine Azealia Banks (« ouvertement bisexuelle », croit-il utile de préciser) et de la sorcière et militante écoféministe Starhawk, les convergences bien réelles entre le renouveau de la néo-sorcellerie et une partie des sphères militantes féministes et LGBT. Cette annexe, relativement factuelle, s’achève par les lignes suivantes, une fois encore suggestives :

« Elle [Starhawk] explique que la sorcière est un modèle de pouvoir féminin, inquiétant pour le monde « patriarcal » et récupéré pour cette raison par la mouvance féministe. Elle ajoute que le pouvoir des sorcières est de ceux qui échappent aux autorités. La question est donc bien théologique et anthropologique, comme le laisse penser le texte d’Azealia Banks qui oppose sa pratique de la sorcellerie à la confession chrétienne de nombreux Noirs américains.

La magie noue donc aujourd’hui des relations troubles avec l’antiracisme, le féminisme et les revendications LGBT.

Ce lien entre des doctrines et des pratiques dénaturant le mariage et l’occultisme n’aurait-il pas des allures d’apocalypse ? »

Ce que je comprends personnellement de la présentation par le père Golfier de l’occultisme et des « tactiques du diable » est qu’il semble s’efforcer de relier combat spirituel contre le démon et « guerres culturelles », eschatologie et politique.

Son absence de référence à des organisations satanistes précises s’éclaire alors. En effet, aussi bien les organisations satanistes anciennes comme l’ Église e de Satan ou le Temple de Set que des courants criminels comme l’Ordre des Neuf Angles ou le black metal inner circle revendiquent une idéologie inégalitaire, foncièrement hostile au féminisme, aux courants politiques de gauche et aux mouvements pro-minorités, et souvent racistes. Il est cependant vrai que plusieurs des organisations satanistes ci-dessus ont une vision beaucoup plus positive des revendications LGBT, mais ce n’est pas un absolu. Ainsi, deux des meurtres liés à l’émergence du black metal, celui de Magne Andreassen par Bard Eithun en 1992, et le meurtre de Keillers park en 1997, ont un caractère homophobe.

Il existe par ailleurs un satanisme bien différent, dont je me revendique, et qui se veut allié des mouvements pro-droits humains et égalité des droits, dont je me revendique, et qui a été popularisé, non d’ailleurs sans ambiguités ni malentendus, par le Temple Satanique, dont il est pour le coup étrange qu’il ne soit pas cité par le père Golfier. Mais ce n’est pas ce satanisme qui revendique des objectifs criminels (contrairement à l’Ordre des Neuf Angles) ou incendie des églises ou profane des tombes (contrairement à une toute petite minorité de black metalleux, principalement dans les années 1990).

Les rapprochements opérés par le père Golfier sont donc dépourvus de base factuelle et de pertinence pour comprendre et l’occultisme contemporain, et les revendications politiques qu’il y associe. De manière générale, la question des liens entre politique et occultisme est une question ancienne, et d’autres auteurs, comme d’ailleurs Paul Ariès, se sont a contrario efforcés par le passé de relier occultisme et extrême-droite. Pour ma part, il me semble que les différents de noms de personnes et de mouvements cités plus haut suffisent à montrer que l’occultisme est, tout autant que le christianisme, le champ de bataille entre positions politiques très diverses, que les « guerres culturelles » font aussi rage en son sein, et que relier sa condamnation par l’ Église catholique à ces dernières est une très mauvaise clé de lecture.

Petit exemple tiré d’une anecdote personnelle : la réaction tout à fait négative (mais avec une référence directe à la relecture par l’ésotérisme d’extrême-droite au Kali Yuga hindou) qu’a eu Christian Bouchet, auteur de nombreux ouvrages sur des courants ésotériques (le thélémisme, l’anthroposophie, la wicca), ancien cadre du FN, mais aussi proche d’Alexandre Douguine, le théoricien politique russe orthodoxe, qui défend une alliance « eurasienne » contre le libéralisme démocratique et égalitaire, au meet up sataniste pro LGBT et féministe que j’ai contribué à organiser à Lille il y a un an:

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De cette analyse des rares références directes à l’occultisme et/ou le satanisme dans le livre du père Golfier, je conclus que sa documentation sur celui-ci reste assez pauvre et qu’il ne s’y intéresse guère, autrement que comme épouvantail. Il n’est guère le seul.

2) Le Rite (Salvator, 2009), best seller issu de la collaboration entre le journaliste Matt Baglio et l’exorciste Gary Thomas, est lui aussi très allusif sur le sujet du satanisme. La partie du livre qui lui est consacrée comprend 6 pages (p. 71-77) sur 307, et repose explicitement sur des informations de seconde main assez succinctes, bien qu’elle soit un tout petit peu mieux documentée et plus nuancée que les analyses sur ce sujet du père Golfier.

Il s’agit du résumé d’une journée de formation donnée dans le cadre de sa formation en tant que futur exorciste, en 2005 à Rome. Comme à chaque fois que le satanisme est évoqué dans un contexte catholique et italien, l’affaire des « Bêtes de Satan« , un fait divers criminel qui date de 2002 et qui a impliqué 8 personnes, est rappelée. Il est indiqué que « récemment, les cultes sataniques ont connu un essor en Italie, et plusieurs crimes sataniques ont fait la une des journaux italiens », sans néanmoins donner d’autres exemples.

On lit ensuite que le satanisme « s’inspire de nombreuses traditions orales  » (???) et qu’il n’a pas de doctrine unifiée, ce qui est vrai. Le passage esquisse ensuite une sorte de rapide histoire du satanisme, suggérant qu’il hériterait d’une « théorie » formulée par les gnostiques puis les cathares et qui ferait de Satan l’égal de Dieu. Puis un paragraphe rappelle (de manière exacte) que certains intellectuels et poètes ont réévalué de manière positive la figure de Lucifer à la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècles contre l’Eglise catholique, puis donne pour exemple le Hellfire Club de Sir Francis Dashwood qu’il décrit de manière déjà moins exacte comme un « club mal famé » qui « s’adonnait à des orgies et autres débauches au nom du Diable », même s’il prend soin d’ajouter qu’il ne croyait pas nécessairement en son existence littérale.

Il cite ensuite une distinction du père Bamonte, le président de l’association internationale des exorcistes, entre satanistes « personnels » et « impersonnels », qui semble vouloir rendre compte de la distinction entre satanistes théistes et athées, en faisant au passage un contresens sur ces derniers, qui ne considèrent pas tous Satan comme une « force ou une énergie », mais y voient pour la plupart un symbole du sataniste lui-même. Ce même père Bamonte est à nouveau mis à contribution pour suggérer que le satanisme est une apologie de l’hédonisme, à partir (sans le citer) de la fameuse formule d’Aleister Crowley : « Fais ce que tu veux sera le tout de la Loi » (Liber AL I:40). Le recours à cette citation dans Le Rite appelle de ma part trois remarques :

La traduction donnée dans l’édition que je possède de ce livre de Matt Baglio de la phrase originale du liber AL ( « Do what thou wilt shall be the whole of the Law« ) est catastrophique et à contresens : « fais ce que tu veux, c’est la seule loi ».

L’auteur ne semble pas voir que cette formule s’inspire visiblement de celle d’Augustin « Aime et fais ce que tu veux »et est à lire en regard d’un autre passage du liber AL : « L’amour est la loi, l’amour sous la volonté ». La volonté dont il est question ici n’est pas la volonté individuelle, subjective, mais ce que Crowley appelle la Volonté véritable (True Will) et dont la découverte est l’objectif de la refonte méthodologique et doctrinale de la magie à laquelle il a consacré son oeuvre, et qu’il appelait « magick« , c’est-à-dire grosso modo la nature intime de chacun et sa finalité.

Il est par contre vrai que chez LaVey, le fondateur du satanisme moderne, la volonté signifie la volonté individuelle, et que la question du sens à donner à la phrase citée par Le Rite est un point d’opposition forte entre lui et Crowley, parmi d’autres. Mais si l’une de ses fameuses neuf affirmations sataniques rappelle que « Satan représente l’indulgence », il prend bien soin de distinguer entre « indulgence » et « compulsion », et de mettre chaque sataniste face à ses responsabilités, notamment en cas de conséquences fâcheuses de sa manière de donner libre cours à ses désirs. Le satanisme laveyen est davantage proche d’une forme d’eudémonisme que de l’hédonisme décrit par le père Bamonte, ainsi que je le rappelais à la fin d’un billet récent, et ainsi que les exorcistes que je mentionne et Matt Baglio le sauraient s’ils s’était seulement donné la peine de lire la Bible Satanique un peu attentivement.

Le livre cite ensuite sur plusieurs pages un exorciste italien, le père Aldo Buonaiuto, dont tant la distinction entre « Acide jeunesse » (le satanisme délinquant), « Pouvoir satanique » (un complôt de notables qui « vendraient leur âme au Diable en échange de pouvoirs et de richesses qui serviraient à maintenir le monde dans un état de luttes permanentes ») et « Satanisme apocalyptique » (qui « se donne pour but, comme son nom l’indique, la destruction totale de la vie, telle que nous la connaissons ») que sa collaboration avec la police italienne au sein d’une cellule anti-secte (sur le genre de dérives que peuvent donner certains initiatives auxquelles des initiatives policières anti-sataniques ont pu donner, lire In Pursuit of Satan : The Police and the Occult (Prometheus Books, 1991), par Robert D. Hicks, lui-même policier) fleurent bon la grande époque de la « panique satanique » américaine des années 1980. Ce prêtre donne une définition particulièrement biaisée du satanisme, qui achève le passage sur celui-ci :

« Le satanisme est plus un mouvement culturel au sein duquel des personnes commettent des crimes, des fraudes, voire des meurtres, dans les cas extrêmes. Certaines personnes dans ces groupes ne croient même pas au Diable, mais ils s’en servent comme d’un bouclier pour impressionner des gens vulnérables qui deviennent leurs victimes. En revanche, la possession démoniaque est un phénomène individuel qui affecte une personne et opère au niveau intérieur, spirituel. »

Cependant, et j’en avais été tellement heureux à première lecture que j’avais voulu voir en le père Gary Thomas un homme honnête, s’efforçant de nuancer son jugement à partir du peu d’informations glanées, ce passage balance les affirmations de cet exorciste italien par des appels à la prudence, qui s’appuient sur le rappel de la débâcle judiciaire que fut l’affaire McMartin, qui sonna le glas de la panique satanique américaine, et sur les propos plus nuancés sur le satanisme d’un psychologie italien :

« Il faut éviter de souscrire à des dénonciations dites sataniques avant de mener une enquête sérieuse (…). »

Je fus donc fort déçu, il y a quelques mois, quand le père Gary Thomas fit les titres de la presse américaine en organisant une messe en vue de combattre les rituels de malédictions lancés par des individus et des organisations néo-païennes politiquement situées à gauche contre Brett Cavanaugh :

« This is a conjuring of evil—not about free speech, » Thomas said. « Conjuring up personified evil does not fall under free speech. Satanic cults often commit crimes; they murder and sexually abuse everyone in their cult. »

Outre que tout souci de nuance et d’exactitude semble l’avoir quitté, quel dommage que cette sensibilité aux abus sexuels qu’il revendique ci-dessus ne semble pas animer son jugement sur Cavanaugh lui-même. Car c’est bien parce que celui-ci a été accusé d’agressions sexuelles, et qu’il a pu pourtant devenir juge de la Cour Suprême sans enquête sérieuse préalable, que divers néo-sorciers et néo sorcières ont décidé de riposter magiquement, ce qui, quoiqu’on pense de ce mode de contestation militante, parait un mal beaucoup plus tangible, radical et probable que ce dernier. Par contre, j’y perçois, quoique de manière plus allusive, cette même identification entre combat spirituel et guerre culturelle qui a aveuglé le père Golfier dans son propre livre.

3) Les autres livres d’exorcistes ou de théologiens ou journalistes ayant collaborés avec eux sont aussi peu précis et informés. Je ne vais pas tout citer, mais je n’ai trouvé aucun texte d’un exorciste ou d’un de ses collaborateur manifestant une connaissance précise du satanisme. Je vais m’en tenir à deux exemples :

Comprendre et accueillir l’exorcisme du père Marc-Antoine Fontelle (Téqui, 1999) qui est lui-même théologien et non pas exorciste, mais qui a collaboré avec un exorciste pour écrire ce livre, ainsi que quelques autres sur le même sujet. Ce livre s’étend là encore très peu sur le satanisme. Quand il en parle directement, c’est pour s’en tenir à ce qu’il faut bien appeler des gros clichés :

« Le démon agit aussi par les médias (télévision, cinéma, presse, publicité, etc.) ainsi que par la musique (Hard-Rock, etc.). Sans entrer dans les détails, il nous suffit d’analyser les paroles et le rythme de certaines chansons ansi que les dialogues de certaines émissions télévisés pour nous en rendre compte. Toutes les chansons et et toutes les émissions télévisées ne sont pas concernées, loin s’en faut mais seulement une minorité. Le démon est infiniment plus rusé que nous, et par ces biais là, il diffuse son message de perversion à doses homéopathiques. Son message tend à détourner les personnes du droit chemin en les conduisant sur les voies de la drogue, de l’alcool, des perversions sexuelles, de la course aux plaisirs et au pouvoir, de l’automutilation allant jusqu’au suicide, de la haine de Dieu, de l’appel à la révolte, de l’incitation à la violence et au meurtre, et enfin du culte satanique. » (page 78)

Et quand il cherche à être plus précis, il s’appuie essentiellement sur un texte de la Conférence épiscopale des évêques de Toscane intitulé Magie et démonologie, qui relève, il faut bien le dire, du gloubi boulga, et amalgame ainsi « (…)(occultisme, sectes sataniques, messes noires…; en Afrique et en Amérique du Sud : le fétichisme, le vaudou, le macumba…), les cartomanciens, les sorciers, la chiromancie, les idéologies multiformes, l’hypnose, les pratiques occultes et les résurgences de la gnose par les groupes initiatiques, les cultes idolâtriques et sataniques, la magie noire et la sorcellerie, les pratiques extrême-orientales de yoga, de méditation transcendantale etc. » (page 74). L’accumulation et la redondance trahissent l’absence de maîtrise du sujet…

Les textes et propos du père Benoit Domergue. Cet exorciste, qui a fait partie du jury de thèse du père Golfier, est considéré par certains milieux catholiques comme un spécialiste de la musique metal, et régulièrement invité comme tel dans des médias confessionnels, et établissements scolaires privés etc.

J’avoue n’avoir pas encore lu son livre Culture barock et gothic flamboyant. La musique extrême : un écho surgi des abîmes (François-Xavier de Guibert, 2000). A la lecture de la recension qu’en a faite Gérôme Guibert, j’ai tout de même l’impression qu’il a tendance à identifier l’ensemble du satanisme au seul exemple du black metal inner circle et de ses quelques imitateurs ( » Domergue cherche en effet à montrer comment le « satanisme culturel » divulgue aux jeunes des messages contenant des propos « blasphématoires et sataniques qui visent à la destruction pure et simple de la vertu et de la religion » « ), qui est très idiosyncratique, et qui, s’il a beaucoup marqué le satanisme esthétiquement, semble idéologiquement très peu représentatif (et de l’ensemble des metalleux, même extrêmes, encore moins). Euronymous, qui jusqu’à sa mort en a été le leader, a répété dans plusieurs entretiens que sa conception du satanisme se voulait un retour à la conception chrétienne de ce dernier, et une révolte contre l’approche athée et « humaniste » de LaVey et de l’ Église de Satan (cf. L’Essort de Lucifer, Gavin Baddeley, Camion Noir, 2006).

Dans certaines interviews, il évoque également comme un danger spécifique aux musiques dérivées du rock l’entrée dans un état de transe, qu’il semble lier à la magie et au satanisme :

 » Dans les concerts, les rythmes et les lumières syncopées produisent parfois des expériences paroxystiques et des états de transe.  » (entretien dans La Croix du 25 avril 2012)

S’il est vrai que depuis Crowley, influencé par la psychanalyse de son temps, l’entrée dans un état de transe par le moyen de la méditation et de la visualisation est conçue par de nombreux magiciens comme le préalable incontournable à une pratique efficace de la magie, et que par ailleurs, la musique peut être utilisé comme un outil pour atteindre ou faire atteindre cet état de transe (certains musiciens de metal sont aussi magiciens, comme le groupe Therion), il n’en résulte ni que c’est un objectif pour la plupart des groupes ou un effet de leurs concerts, ni que toutes transe ont une signification occulte, ni même qu’une telle transe soit nécessairement dangereuse ou maléfique, à supposer qu’elle est une efficacité quelconque.

L’impression générale que donne le père Domergue, s’il faut lui reconnaitre un réel effort de documentation et de recherche de terrain concernant le metal, est qu’il n’interroge pas suffisamment sa conception du satanisme et de la magie, et en reste à des stéréotypes qui biaisent ses analyse. Par ailleurs, son insistance sur le « satanisme culturel », suggère qu’au travers du satanisme, c’est le procès d’une certaine culture contemporaine qu’il cherche à instruire, quoique dans un sens apparemment moins politisé que le père Golfier.

4) Avant de conclure ce premier, je voudrais ajouter deux petites nuances au tableau assez sombre que je viens de peindre de ce qu’il faut bien appeler la méconnaissance et les préjugés dont font preuve la plupart des exorcistes catholiques et leurs collaborateurs sur le sujet du satanisme.

L’un des meilleurs connaisseurs universitaires du satanisme (bien qu’il est par ailleurs des positions très critiquables dans le débat sur les dérives sectaires de certains nouveaux mouvements religieux), Massimo Introvigne, est un catholique traditionaliste qui semble approuver le discours des exorcistes catholiques, ce qui prouve a minima qu’il n’est pas nécessaire d’approuver le satanisme pour se documenter sérieusement sur lui. Il est dommage que son exemple ne soit pas suivi par ceux qui sont regardés par beaucoup de catholiques comme une référence incontournable sur le sujet.

Tous les exorcistes ne sont pas obsédés par les « guerres culturelles » ni ne tiennent des discours alarmistes sur le satanisme. Ainsi le père Maurice Bellot, dans un intéressant quoiqu’informel livre d’entretiens avec le psychanalyste Alberto Velasco (Le diable, l’exorciste et le psychanalyste. Conversations sur le mal et la possession. Favre, 2016), non seulement n’aborde guère le sujet, mais semble considérer comme les sources d’un XXIème siècle qualifié par le titre du dernier chapitre du livre de « diabolique » des causes beaucoup plus banales et ordinaires :

« Si la discorde et la guerre ont été, depuis longtemps, attribuées au diable, c’est désormais aux puissances de l’argent qu’en revient la cause. Par exemple, on a de quoi nourrir la ^lanète entière actuellement, on n’a plus besoin de tuer pour se nourrir. Et on continue à s’entretuer, et même à affamer, pour des raisons économiques, pour que ça rapporte. Voilà qui est diabolique! (…)

Le diable n’est rien d’autre que la partie sombre de l’humain qui se doit de vivre avec avant de commencer à lutter contre pour le faire reculer. Des gourous en tout genre, voire des prêtres, se proclament capables d’éliminer le diable, ils ne font que le ranimer sans cesse. Il faut, au contraire, travailler non pas « sur » la personne pour la débarasser de quelque chose, mais « avec » la personne pur l’aider à se libérer, l’aider à ne plus se sentir « objet », pour apprendre à se sentir « sujet » de sa vie. » (pages 166-167)

5) Pour achever cette première partie, je dois avouer que je suis depuis longtemps assez fasciné par le mélange étonnant d’extrême assurance dont font preuve beaucoup d’exorcistes pour parler du diable et des démons, et de leur très grande ignorance de sujets connexes tels que le satanisme ou l’occultisme.

La familiarité avec laquelle certains d’entre eux parlent du diable et des démons donnent parfois l’impression qu’ils prennent une bière avec eux tous les vendredis soir, pour être franc, tellement certains d’entre eux semblent catégoriques sur ce que pensent et comment agissent des êtres dont l’existence même paraît extrêmement douteuse.

Deux exemples :

Le père Gary Thomas :

«  »Nooooon » fit la voix dans un grognement guttural féroce. « Totus Tuuuuus! »

L’exorciste sourit en lui-même, reconnaissant la maxime latine. « Merci, Saint Père Jean-Paul II d’être venu aider notre soeur », dit-il. » (Le Rite, page 13)

Le père Cariot, exorciste du diocèse de Pontoise :

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Comment comprendre qu’ils soient si peu curieux de la réalité de phénomènes qui semblent toucher au coeur de leur fonction et de leur combat spirituel, personnel et pour le monde ?

Ma conviction est qu’ils ne cherchent pas à savoir car ils savent, déjà, ou tout du moins pensent déjà savoir, au contact du Christ et des démons démasqués par leurs soins, mieux que les satanistes eux-mêmes, ce qu’est le satanisme. Et comme ils savent, ils ne voient pas l’intérêt de travailler un sujet dont ils perçoivent déjà l’intime vérité.

Et ainsi ils se trompent.